Bonne foi et rupture de pourparlers en matière de projet informatique

Que faire lorsqu'une phase de proof of concept visant à démontrer qu'un projet informatique correspond aux attentes n'est pas menée de bonne foi ? Cette chronique de Me Pascal Agosti, avocat associé du cabinet Caprioli & Associés vient exposer les principes à respecter par tout client soucieux d’éviter de voir sa responsabilité engagée en raison d’une mauvaise maîtrise de cette période.

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Bonne foi et rupture de pourparlers en matière de projet informatique

Que ce soit en droit public ou privé, les projets informatiques sont soumis à des appels d’offres où de nombreux compétiteurs font preuve d’une volonté farouche pour emporter l’affaire. Souvent, ce type d’appels d’offres intègre une phase de Proof Of Concept, étape permettant de valider les hypothèses avancées d'un projet. Elle permet ainsi d'éclaircir les zones d'ombres dudit projet en écartant les risques techniques et/ou en validant son orientation fonctionnelle. Encore faut-il que cette période précontractuelle soit menée de bonne foi. Une jurisprudence constante en matière de pourparlers vient traiter du préjudice pouvant être réparé en cas de rupture de pourparlers.

Période de pourparlers et bonne foi
Depuis 2016, une nouvelle disposition du Code civil vient imposer aux parties de mener des négociations en respectant "impérativement" les "exigences de la bonne foi". L’article 1112 du Code civil énonce "En cas de faute commise dans les négociations" dit le texte, "la réparation du préjudice qui en résulte, ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance, d'obtenir ces avantages".

Ainsi, si la conduite et la rupture des pourparlers restent libres, elles ne doivent pas dégénérer en "faute", à savoir une intention de nuire qui se traduirait par le fait d'avoir prolongé artificiellement les pourparlers, sans intention réelle de contracter et dans le but manifeste d'obtenir des renseignements confidentiels (Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 20 mars 1972, 70-14.154), ou bien par une simple négligence consistant à laisser la partie victime engager des dépenses importantes, pour soutenir les pourparlers avant de les rompre de manière brutale (Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 6 janvier 1998, 95-19.199)sans raison(s) valable(s) et sans nécessaire preuve d'une quelconque mauvaise foi (Cour de Cassation, Chambre commerciale, du 12 octobre 1993, 91-19.456).

Les degrés d’intensité de l’obligation d’information
De plus, l’article 1112-1 du Code civil prévoit l’obligation pour "celle des parties qui connaît une information dont l'importance est déterminante pour le consentement de l'autre" à "l'en informer dès lors que légitimement, cette dernière ignore cette information ou fait confiance à son co-contractant". Ce texte, qui exclut les informations relatives à "la valeur de la prestation", précise "qu'ont une importance déterminante les informations qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat, ou la qualité des parties".

Ainsi, celui qui connaît une information pertinente doit la faire connaître à celui qui l’ignore légitimement ; la condition liée au caractère légitime de l'ignorance de la victime permet aux tribunaux de ne pas sanctionner l'omission de communiquer certaines informations lorsque la partie qui en est victime aurait dû, en raison de sa qualité de professionnel et de son expertise, se renseigner.

Particulièrement appropriée, pour les contrats portant sur des biens ou des prestations hautement complexes comme certains contrats informatiques, l'obligation précontractuelle d'information revêt trois degrés d'intensité qui, par ordre croissant, sont les suivants :

  • devoir de renseignement, c'est-à-dire celui d'informer son cocontractant des caractéristiques techniques du bien acheté,
  • devoir de mise en garde, c'est-à-dire d'attirer l'attention du cocontractant sur les limites inhérentes au produit ou à la prestation, et sur les précautions d'utilisation de celui-ci ;
  • devoir de conseil, c'est-à-dire d'orienter son cocontractant quant à l'adéquation de la chose proposée, à l'utilisation qui en est prévue.

En matière informatique, ces obligations sont consacrées par une jurisprudence constante.

Un exemple récent de jurisprudence de la Cour de cassation
La Cour de cassation s’est prononcée le 31 mars 2021 sur la nature du préjudice réparable en cas de rupture des relations précontractuelles. En septembre 2009, l’association Avea conclut un contrat avec une société d’ingénierie informatique pour la refonte de son système d’information. En février 2013, l’association informe la société de son intention de mettre en concurrence plusieurs prestataires pour la création d’un nouveau système informatique à destination de ses usagers. Au mois de juillet de la même année, l’association accepte sous réserves la proposition commerciale de la société puis se ravise, informant cette dernière qu’elle n’y donnera pas suite. La société assigne alors l’association en réparation des préjudices causés par la rupture abusive des pourparlers et la rupture brutale de la relation commerciale établie entre les parties.

Cette dernière, condamnée en appel, forme un pourvoi en cassation. Pour conclure à la rupture fautive des pourparlers, la cour d’appel avait relevé le montant dépensé par la société pour la réalisation du cahier des charges et des demandes de l’association et la perte de chance « très élevée » de souscrire le contrat. La Haute juridiction considère que ces motifs ne permettent pas de s’assurer de la nature du préjudice subi et de ce qu’il est distinct des gains que la conclusion du contrat aurait pu procurer.

Or, "en cas de rupture abusive de pourparlers, la perte d'une chance de réaliser les gains que permettait d'espérer la conclusion du contrat ne constitue pas un préjudice réparable". Concernant le deuxième préjudice, la cour d’appel avait retenu la rupture sans préavis de la relation contractuelle, l’association ayant cessé toute commande à compter du mois de septembre 2013. La Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement et casse partiellement l’arrêt d’appel en ce qu’il a condamné l’association à réparer le préjudice résultant de la rupture abusive des pourparlers et le préjudice causé par la rupture brutale d’une relation commerciale établie.

Quel préjudice réparer ?
La Cour de cassation rappelle les limites du préjudice indemnisable en cas de rupture des pourparlers. Le préjudice causé au moins partiellement par la perte de chance de réaliser les gains que permettait d’espérer la conclusion du contrat n’est pas réparable. Il s’agit d’une application rigoureuse des dispositions du Code civil qui excluent expressément la réparation "ayant pour objet de compenser la perte des avantages attendus du contrat non conclu et la perte de chance d'obtenir ces avantages". Seules les conditions de la rupture peuvent être considérées comme fautives et non la conséquence de cette rupture. Cette règle se justifie par la liberté dont disposent les parties dans le cadre des négociations précontractuelles.

Cette décision permet donc de rappeler les règles contractuelles et procédurales lors des négociations d’appels d’offres en matière publique comme privée. Il sera important ainsi, dans les règlements de consultation, de délimiter strictement les étapes amenant à la signature du contrat (pour éviter toute confusion de la part d’un candidat éconduit). La phase de POC évoquée dans de nombreux projets informatiques doit être particulièrement surveillée.

Pascal Agosti, avocat associé, docteur en droit
Caprioli & Associés, société membre de JurisDéfi



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