"En finir avec la neutralité du Net plomberait l'innovation", selon Bernard Benhamou

Au lendemain de la conférence Net Mundial (23 et 24 avril à Sao Paolo) et de l'Open Internet Project (15 mai à Paris), Bernard Benhamou, enseignant à l'université Paris I Panthéon Sorbonne et ancien délégué interministériel aux usages de l'Internet, évoque pour L'Usine Digitale les nouveaux enjeux liés à la gouvernance de l'Internet.

 

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L'Usine Digitale - Que laisse présager pour la gouvernance de l'Internet le texte "mou" adopté à l'issue de la conférence Net Mundial ?

Bernard Benhamou - Il est vrai que le texte final adopté est beaucoup plus en retrait que ce qui avait été envisagé lors de la préparation de cette manifestation. Et l'action internationale n'a pas rebondi aussi fortement qu'elle aurait dû par rapport aux enjeux mis en lumière par l'affaire Snowden. On pensait que l'essentiel se jouait autour de la gouvernance traditionnelle des noms de domaine. On se rend compte aujourd'hui que le pouvoir se situe davantage sur les normes, les standards, la sécurité et la protection de la vie privée.

L'Internet ne résisterait pas à une crise de confiance à l'échelle mondiale, or c'est peut-être ce vers quoi nous nous dirigeons. Des entreprises comme Cisco, Facebook ou Google en sont conscientes et les tensions augmentent vis-à-vis des intérêts sécuritaires américains. Mais aucune coalition d'Etats ne s'est encore formée au niveau mondial pour répondre aux nouveaux risques que fait courir cette surveillance de masse.

Très peu d'internautes semblent avoir changé leurs habitudes depuis les révélations de Snowden…

En France devrait-on préciser. Car la réaction politique et celle de l'opinion publique ont été extraordinairement prudentes, contrairement à nos voisins allemands. Ceux qui ont vécu la dictature en France, pendant le régime de Vichy, sont aujourd'hui des personnes très âgées, sous-représentées dans les débats d'opinion sur Internet. Le fait que les jeunes générations ne s'imprègnent pas assez de leurs expériences est un problème démocratique majeur.

Arnaud Montebourg a-t-il raison de miser sur les opérateurs télécoms pour créer "l'alternative numérique" française ?

Il faut avoir en tête les réalités technologiques et fonctionnelles de l'industrie télécom. Dans le top 30 des services mondiaux de l'Internet, on n'en trouve aucun qui ait été adossé à un opérateur ou une entreprise ancienne. Si le Minitel et le SMS ont bien fonctionné, ce dernier est désormais concurrencé par Twitter, WhatsApp et d'autres services qui ont grandi. iTunes est peut-être le seul contre-exemple. Je ne crois donc pas que l'organisateur ultime du secteur des nouvelles technologies en France puisse être un opérateur ou un acteur industriel historique.

Doit-on s'inquiéter pour la neutralité du Net, aujourd'hui remise en cause aux Etats-Unis ?

Certains sont tentés de justifier les investissements des fournisseurs d'accès par la création d'un traitement prioritaire de certaines données transitant sur le réseau. Mais un tel Internet, à plusieurs vitesses, serait un contresens historique profond. Cela ne conduirait pas à un renouveau industriel mais à une stagnation au profit des acteurs existants, vu qu'il n'y aurait pas de place pour de nouveaux entrants.

Wikipedia, l'un des sites les plus consultés de la planète, cesserait d'exister si sa bande passante était soumise à péage, et Skype n'aurait probablement jamais vu le jour. On oublie trop souvent que la neutralité du Net n'est pas un principe de libertariens mais une garantie anti-monopole appliquée au réseau. C'est un leurre absolu de penser qu'une redistribution des ressources entre opérateurs et acteurs étrangers de l'Internet favoriserait l'éclosion d'une économie numérique solide en Europe. Cela aurait forcément des répercussions négatives en termes d'innovation.

Certains veulent garantir les grands principes d'Internet dans une constitution.

Nous sommes effectivement quelques-uns à le penser. Face aux risques d'hégémonie industrielle, de surveillance voire de destruction du réseau, il faut qu'existent des recours juridiques. Mais les réactions Etat par Etat - comme la loi de protection des internautes "Marco Civil" adoptée au Brésil - ne suffisent pas. Il faudra mettre en place des textes juridiques s'imposant à des groupes d'Etats.

En passant par l'Organisation des Nations unies ?

Non, je n'y suis pas favorable. Souhaitons-nous que le futur de l'Internet soit directement géré par des pays comme la Russie et la Chine, qui ont beaucoup de pouvoir à l'ONU ? Je pense plutôt à une réponse multilatérale. L'Europe pourrait demander à d'autres pays de se joindre à elle, comme le Brésil ou l'Inde. Et les Etats-Unis aussi, avec qui les négociations doivent être reprises.

Nos sociétés sont-elles trop dépendantes d'Internet aujourd'hui ?

Le génie est sorti de la boîte, il n'y rentrera plus. Il est évident que nos infrastructures sont de plus en plus adossées à Internet. Il faut prendre en compte ces évolutions, mais éviter de freiner le développement des technologies qui y sont liées par crainte qu'une partie prenante les utilise à son propre bénéfice.

Propos recueillis par Gabriel Siméon

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