[Entretien] "Pour piloter la transformation numérique, il faut de nouvelles lunettes... et de nouveaux indicateurs" J.C. Liaubet & A. Ricour-Dumas (Fabernovel)

L'obsession du client n'est pas réservée aux équipes du marketing ou aux commerciaux. C'est une préoccupation qui doit irriguer toute l'entreprise à l'ère de la transformation numérique. Il fallait bien que cela concerne aussi les indicateurs pour le pilotage. Le client devient une préoccupation de direction générale, expliquent Axelle Ricour-Dumas, directrice valorisation et Jean-Christophe Liaubet, associé, tous deux chez Fabernovel dans une étude qu'ils ont réalisée à ce sujet. Attention, préviennent-ils, la transformation sera loin d'être aisée à réaliser. Changer d'indicateurs, c'est changer de culture, de pratiques.

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[Entretien]
Il ne suffit pas d'avoir des indicateurs. Encore faut-il qu'ils mesurent des évolutions pertinentes.

Pourquoi publiez-vous aujourd’hui une étude intitulée "New economy, new KPI’s : The customer era" qu’on pourrait traduire par "Nouvelle économie, nouveaux indicateurs clés : l’ère du client" ?

Axelle Ricour-Dumas : Si Fabernovel a créé une practice financière il y a maintenant deux ans environ, c’est parce que nous sommes convaincus que la révolution numérique est aussi une révolution de la valeur, où, par exemple, la performance boursière est décorrélée de la rentabilité à court terme. Plusieurs raisons expliquent cela, notamment l’importance de trois actifs immatériels, les talents, l’écosystème et les clients. Nous avons donc voulu mettre ces derniers en lumière pour cette étude, qui est la première d’une nouvelle série. Elle s’adresse aux directeurs financiers et aux investisseurs mais aussi aux directeurs de l’innovation. Le message que nous leur adressons est clair : il faut mettre de nouvelles lunettes pour piloter la création de valeur à l’ère numérique. Il est urgent de revoir et de compléter les outils de reporting.

Quel est le lien entre le client et la révolution numérique ?

Jean-Christophe Liaubet : Jeff Bezos est l’incarnation de cette révolution. Au conseil d’administration d’Amazon, il y a un siège vide pour rappeler que le client est au board de l’entreprise. C’est d’autant plus intéressant que Jeff Bezos est un ancien analyste financier.

Le client, le consommateur est la partie prenante la plus proche des financiers et des contrôleurs de gestion. C’est un début. En intégrant les clients dans les indicateurs clés de performance, on a aussi un impact sur d’autres parties prenantes. C’est un message en direction des talents par exemple. De cette façon, on peut renforcer son attractivité et développer leur engagement.

La centricité client – ou customer centricity – est au cœur de l’actualité depuis un certain temps. Ce n’est pas encore au cœur des pratiques ?

Jean-Christophe Liaubet : Dans les entreprises traditionnelles, ce n’est pas encore toujours le cas. Il y a une prise de conscience, des essais mais ça reste marginal. Peu d’entreprises françaises ont des reporting ou des indicateurs clés de performance principalement axés autour du client. Par exemple, le reporting reste très centré autour des produits. Vous allez trouver deux ou trois informations sur les consommateurs dans le rapport annuel.

Nous avons fait un comparatif pour l’étude : quand une entreprise digitale sur deux intègre des reporting sur les consommateurs, nous avons trouvé zéro firme du CAC 40 qui le ferait, ou qui, en tout cas, communique sur cette approche. Chez Amazon, on estime qu’il y aurait 500 indicateurs autour du consommateur. Tous ne sont pas utilisés par les financiers, mais ils intègrent les principaux à leurs réflexions et à leurs décisions.

Axelle Ricour-Dumas : Les grands groupes qui ont de nouvelles activités innovantes perdant de l’argent n’ont parfois aucune visibilité sur le potentiel de croissance. Ils ont beaucoup de mal à se projeter. Une bonne connaissance de leurs clients serait un outil majeur, pour eux et pour leur communication en direction des financiers. Si certaines entreprises numériques ont de mauvais résultats et une valorisation importante, c’est notamment parce qu’ils ont des données clients qui donnent une estimation de leur potentiel à terme. Les indicateurs de performances sur les clients peuvent aider à montrer la vertu du modèle, où le coût d’acquisition d’un nouveau consommateur est élevé mais les revenus futurs importants car on peut l’engager et accroître sa fidélité. Regardez ce qu’a fait Amazon avec Prime : certes le coût d’acquisition de ces nouveaux clients est très élevé, mais ils vont consommer beaucoup plus.

Changer d’indicateurs clés est un vrai projet de transformation. Il faut tout revoir, quand les nouvelles entreprises sont parties d’une page blanche. N’est-ce pas le frein principal ?

Jean-Christophe Liaubet : Dans les entreprises traditionnelles, il faut accéder aux données, et ce n’est pas toujours simple, car les directions vont avoir des objectifs différents. Souvent le reporting est mensuel quand les entreprises numériques sont en temps réel ou quasiment. Il y a une question technologique mais pas seulement, il faut un modèle qui s’y prête. Les grandes marques avec legacy n’ont pas toujours de contact direct avec les consommateurs. Ils travaillent avec des grossistes, la grande distribution. Je connais une marque de grande distribution qui a d’un côté des tickets de caisse et des cartes de fidélité et les deux sources d’information sont séparées. Ils ont tout pour construire des informations sur les clients mais ils n’en ont jamais eu besoin jusqu’à maintenant.

Vous seriez surpris si vous saviez que certaines entreprises très connues n’ont aucune idée de l’Arpu – le revenu moyen par client – que d’autres ne savent pas le nombre de clients qu’elles ont. Parce qu’elles ne savent pas le nombre de doublon ou de triplé – les personnes qui sont enregistrés plusieurs fois ! C’est bien une véritable transformation culturelle qu’il faut accomplir, ce n’est pas un simple changement d’indicateurs.

Dans une entreprise n’y a-t-il pas un travail d’harmonisation préalable à effectuer ?

Axelle Ricour-Dumas : C’est un vrai problème quand on veut créer des KPI sur les clients. Chaque direction peut avoir sa vision du client, certains intègrent les prospects. Pour d’autres le client pertinent est celui qu’on a facturé, voire qui a payé… C’est une source de complexité, car il faut être d’accord sur le client pour définir les indicateurs. Nous pensons qu’il vaut mieux une définition assez large, où on parle de client dès qu’il y a un point de contact, c’est-à-dire dès qu’on peut lui proposer des offres. Après, il faut raffiner le modèle selon les objectifs que l’on se donne par ailleurs.

Y’a-t-il une méthode universelle ?

Jean-Christophe Liaubet : Dans l’étude, nous proposons plutôt une méthodologie, les bonnes questions à se poser. Ensuite, il faut adapter. On ne croît pas au prêt-à-porter dans ce domaine. Il faut faire du sur-mesure. Certaines entreprises s’intéressent au prospect, étudient le taux de conversion (c’est le nombre de clients qui achètent après avoir eu une proposition) ou encore mettent le paquet sur l’acheteur régulier. Nike, par exemple, segmente en fonction de la durée de vie du client (customer lifetime value).

La pénurie des talents est un thème très fréquemment abordé. Les entreprises possèdent-elles les professionnels nécessaires pour réaliser cette mutation dans de bonnes conditions ?

Jean-Christophe Liaubet : Le problème est double. Il faut avoir des experts du sujet et réussir à les faire travailler ensemble. Sur le sujet dont nous parlons, il faut trouver les data scientists, le métier que tout le monde s’arrache. Ensuite, il faut créer les équipes transverses sur le sujet. C’est donc un vrai défi à relever.

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