[La vigie avec Artefact] Spotify, lecture aléatoire et sophisme du joueur
Pour cette nouvelle chronique proposée par Artefact et L'Usine Digitale, Paul Grunelius, senior strategic planer revient sur une histoire qui met à l'épreuve la logique humaine. La lecture aléatoire de musique est-elle aléatoire ou pas ? Où l'on découvre que l'esprit humain a beaucoup de mal à juger de la qualité du hasard auquel il est soumis volontairement ou pas. Vertigineux.
Ça a commencé par quelques publications sur des sites spécialisés. Rien de bien méchant. Des "signaux faibles" négligeables, quasiment inaudibles. Mais la rumeur a grandi. Le sujet de niche est devenu un thème récurrent sur des forums grand public, comme Reddit ou Quora. Des témoignages aux accents tour à tour pleurnicheurs, érudits ou complotistes se sont accumulés dans des débats virtuels interminables. Une pétition a même été déposée sur Change.org.
Aléatoire ou pas
A première vue, le motif de la controverse paraît pourtant anecdotique : le mode de "lecture aléatoire" de la plateforme musicale Spotify – qui permet, comme son nom l’indique, de naviguer aléatoirement dans ses listes de morceaux – fonctionnerait mal. De nombreux mélomanes cliquant sur les deux flèches entrecroisées en bas à gauche de leur écran se sont ainsi émus d’entendre, qui deux fois le même artiste d’affilée, qui à de trop nombreuses reprises des titres d’un même album, qui encore trop de chansons appartenant à un même genre – s’empressant de conclure que l’algorithme exécutait mal la tâche qu’il était censé remplir.
Voyant le mouvement prendre de l’ampleur au mitan de la décennie dernière, l’entreprise suédoise s’est penchée sur le sujet. Pour apporter une réponse catégorique : leur "lecture aléatoire" est incontestablement aléatoire (elle utilise pour cela un algorithme dit "mélange de Fisher-Yates", à l’efficacité reconnue). S’il y a un problème, il n’est donc pas technique mais psychologique. Car, comme le constate le journaliste américain Ben Cohen : "Nous [les humains] sommes nuls pour comprendre l’aléatoire".
UN bon et un mauvais aléa ?
Toute la complexité du sujet est là : le véritable aléatoire est profondément imparfait, chaotique, erratique ; or le cerveau humain exige des liens logiques, de l’homogénéité, des patterns (c’est ce qui explique le fameux "sophisme du joueur"). Pour reprendre le cas de Spotify : il est tout aussi "aléatoire" pour l’algorithme d’enchaîner quatre morceaux d’un même artiste que de les répartir harmonieusement tout au long d’une session d’écoute ; toutefois, nous jugerons l’aléatoire de la première sélection de mauvaise qualité et celui de la seconde bien plus satisfaisant.
Spotify s’est donc empressé de corriger le tir, répartissant mieux les artistes, les albums, les genres à travers les playlists (avec plus ou moins de succès). D’où la conclusion paradoxale de cette histoire : pour donner une meilleure impression d’aléatoire aux utilisateurs, il a été nécessaire de biaiser, d’encadrer, de dénaturer l’algorithme initial. Autrement dit : de le rendre moins aléatoire.
Paul Grunelius senior strategic planer, Artefact
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