"Les adblocks ne peuvent pas continuer sans être régulés", estime Vincent Luciani

Suite et fin de l'interview avec Vincent Luciani, le président et fondateur d'Augusta Consulting.

Après nous avoir expliqué comment la donnée avait changé l'industrie de la publicité, il fait le tour des enjeux auxquels elle est confrontée.

Pour survivre dans ce monde où plus rien n'est comme avant, les agences vont devoir réinventer leur créativité pour s'adapter à des audiences toujours plus exigeantes.

Sinon, les adblocks veillent. Et la publicité pourrait bien se faire uberiser. 

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Vincent Luciani est le fondateur d'Augusta Consulting.

La logique de rentabilisation des investissements publicitaires que vous évoquiez est compréhensible. Mais elle renforce aussi la crainte d’une surveillance des faits et gestes de tout un chacun. N’y a-t-il pas là un vrai risque ?

La gestion de la "privacy" est le second enjeu posé aux professionnels de la publicité. Pour l’instant, on règle la question avec un opt-in. Quand vous arrivez sur un site Internet, on vous informe qu’il y a des cookies et on vous demande de déclarer que vous l’acceptez. Peut-on se contenter d’une seule question ?

Les cookies peuvent être utilisés de nombreuses façons : faire des statistiques, adapter une page au comportement de l’internaute, re-cibler des publicités, ou même être transmis à des tiers. Faut-il l’expliciter et demander plusieurs opt-in ? En effet, quel internaute, navigant sur un comparateur d'assurance, a conscience que sa donnée de navigation pourra être mise à la disposition d'un assureur pour mieux le cibler ?

Ou bien faut-il ne rien dire et continuer au risque d’aller au-delà de l’acceptable pour le client? La réponse n’est pas aisée, car les enquêtes montrent aussi une certaine ambivalence des personnes vis-à-vis de ces questions. Une enquête réalisée par Montetate en 2014 indique que si plus de 80 % des personnes disent être préoccupée par la collecte des données, 75 % déclarent être d’accord pour qu’on recueille ces informations pour améliorer leur expérience d’achat !

Quels sont les autres défis que devra affronter l’industrie publicitaire ?

Ils sont nombreux. Le premier et le plus célèbre aujourd’hui est l’émergence des ad-block, qui risque purement et simplement de mettre l’ensemble du monde de la communication digitale sur le tapis, avec des taux d’adoption vraiment significatifs dans de nombreux pays.

Un autre enjeu d’actualité et très proche est la notion d’expérience client. Il est nécessaire d’assurer une expérience continue sur tous les écrans, tous les moments de vie, sur le digital comme dans la vie réelle et c’est un vrai défi posé aujourd’hui aux marketeurs car les points de contacts sont de plus en plus nombreux et les solutions toujours très fragmentées.

Un autre chantier majeur concerne la création publicitaire. Aujourd’hui, on utilise les données pour améliorer les performances, et quasiment toutes les agences se sont mises à la data et aux technologies. Néanmoins, les données pourraient être beaucoup plus exploitées et utilisées pour la créativité des agences. Par exemple, si on peut s’adresser à des personnes plutôt qu’à des groupes, pour vendre une voiture, il est peut être plus pertinent de ne pas montrer une voiture à certains, d’insister sur les performances pour d’autres, ou d’évoquer la sécurité pour les troisièmes. On ne pourra plus avoir la même campagne pour tous.

L’ecosystème s’adapte de plus en plus en introduisant des rôles de creative technologist en lieu en places des directeurs artistiques et des directeurs de la création traditionnels. Un autre exemple est le fait qu’il existe aujourd’hui une catégorie de Lion à Cannes sur le thème de la data et de la créativité.

Cela a un effet sur l'organisation interne des agences non ?

Comme dans tous les secteurs, la numérisation a des conséquences sur l’organisation du secteur. Il va falloir briser les silos. Aujourd’hui, il y a les gens qui travaillent pour le mobile, d'autres sur le magasin, la publicité en ligne, ou le média traditionnel… Et il faut les coordonner.

L’industrie va devoir revoir ses méthodes pour coller à la nouvelle réalité créée par le traitement des données. Les rôles changent aussi : on voit l’apparition de nouveaux métiers (data scientists, marketing specialists, chief experience officer aussi appelé CXO…). De manière générale, les marketeux reprennent le pouvoir, même dans des sociétés avec une culture technologique très forte et très ancrée. Selon Gartner, les directions marketing achèteront plus de technologies que les DSI et ce dès 2018.

En s'équipant avec ces technologies, en maîtrisant la connaissance client et prospects, l’ensemble des points de contacts mais aussi la façon dont on communique et construit les offres, les directeurs marketing sont clairement en passe de devenir les prochains CEOs.

Comment l'apparition de ces données peut changer les façons de travailler ?

D’ores et déjà on voit émerger des partenariats autour de la donnée, des marques travaillent ensemble. Si vous êtes un opérateur téléphonique, il est intéressant pour vous quand les individus déménagent pour leur proposer une nouvelle offre d’abonnement. Il y a là tout une série de nouveaux terrains à défricher, de partenariats à créer.

La donnée est devenue un enjeu majeur et les marques vont vouloir élargir leurs cercles de données. Les bons partenariats seront ceux qui offriront l’accès aux données les plus pertinentes.

Dans le numérique en général, on parle beaucoup d’ubérisation des business model traditionnels, soit l’apparition de nouvelles entreprises qui contournent les barrières à l’entrée en réinventant la manière de faire. La publicité est-elle concernée ?

Tout l’écosystème a bougé très vite. La situation est loin d’être stabilisée. Comme je vous le disais, le monde publicitaire travaille encore beaucoup en silos. Une des formes que pourrait prendre l’"uberisation" des agences de publicité vient du fait que certains annonceurs souhaitent réinternaliser tout ou partie de l’activité publicitaire. Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui c’est la donnée qui a de la valeur et que les marques veulent en garder le contrôle.

Les agences prennent donc en ce moment le risque de voir leur valeur ajoutée réduite à celle d’un acteur travaillant en bout de chaîne à partir d'une matière première, les données, qui aura été construite par l’annonceur.

C'est ce qui se passe avec des géants qui émergent en mode self-service avec des données de qualité à disposition. Google et Facebook pèsent aujourd’hui près de 80% de la publicité mobile, en lieu et place des agences, qui sont réduites à un rôle d’intermédiaire d’achat.

L’uberisation la plus radicale, n’est-ce pas comme vous l’évoquiez la montée en puissance des bloqueurs de publicité, les fameux ad blocks ?

Ils sont surtout le révélateur qu’on ne peut pas sur Internet faire de la publicité comme sur un média classique. Balancer un spot de 30 secondes pensé pour la télé sur un site Internet est une folie. Le rapport au temps y est complètement différent. Nous sommes plus impatients sur Internet que devant notre téléviseur.

En outre, des études ont mesuré qu’on recevait entre 1200 et 2000 impulsions publicitaires chaque jour. Cela veut dire qu’il y en a trop, de mauvaise qualité et inadaptées aux personnes. Cela contribue à dégrader l’expérience de l’internaute, en ralentissant le chargement des pages. Le monde de la publicité doit y réfléchir.

Vous semblez donner raison aux personnes qui installent ces logiciels. C’est paradoxal non ?

Quand on leur demande pourquoi ils ont installé un bloqueur de publicités, les internautes interrogées répondent dans l’ordre que c’est en raison de la gestion des données, puis de la pression publicitaire et enfin de l’absence de ciblage.

Selon les sources, en France par exemple, la pénétration des bloqueurs de publicité varie entre 10% et 35%, et est de toute façon en très forte croissance. C’est dire l’ampleur du phénomène. Le monde de la publicité prend conscience qu’on ne peut pas faire n’importe quoi.

Ceci dit les adblocks ne peuvent pas continuer sans être régulés, car ils peuvent potentiellement produire des faillites chez certains médias.

Ce qui pourrait arriver c’est qu’on aura à l’avenir le choix entre deux Internet, l'un payant, l'autre gratuit. Si on choisit de payer, on aura peut être moins de publicité. Quant aux recettes engrangées par les bloqueurs de publicité, il est urgent que l’on parle de la façon dont on les répartit. Je ne trouverai pas choquant qu’une part de cet argent retourne vers les éditeurs de médias, dont on a détourné une partie de la publicité.

D’un point de vue macro, cette nouvelle réalité devra obliger les annonceurs à revoir complètement la façon dont ils parlent aux consommateurs. Ils vont devoir produire une information plus qualitative, plus pertinente, plus personnalisée, plus belle aussi, pour véritablement changer de paradigme : la marque ne "parle" plus à son consommateur, elle lui rend "un service", précis et adapté en fonction de son besoin.

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