"Les hackers veulent transformer le travail en un geste artistique" décrypte Michel Lallement

Enfin un travail conséquent et en français sur la révolution californienne à l'oeuvre dans les hackerspaces, fablabs et autres lieux alternatifs où des minorités tentent de réinventer le travail !  Dans "L'âge du faire" (éditions du seuil), le sociologue au CNAM, Michel Lallement, décortique les origines culturelles et idéologiques qui travaillent les participants de ces nouveaux lieux.

Pour cela, il a passé un an en situation d'observateur à Noisebridge, en Californie, l'un des lieux phares de cette histoire. Dans l'entretien qu'il nous a accordé en février, il expliquait les enjeux du mouvement hacker, loin des caricatures simplistes qui les posent en marginaux hors la loi.

Au pays de Steve Jobs et des hippies, l'alternatif oscille entre critique de la société de consommation et sens des affaires.

Le 24 novembre 2015, il a reçu le Stylo d'OR 2015 du meilleur livre RH pour cet ouvrage.

Partager

L’Usine Digitale - Pour quelles raisons avez-vous été amené à vous intéresser au monde des hackers ?

Michel Lallement - Dans un précédent ouvrage "Le Travail de l’utopie", j’ai travaillé sur le familistère de Guise dans l’Aisne, créé par l'industriel Jean-Baptiste André Godin (celui des poêles, NDLR). Ce qui m’intéresse ce sont les utopies concrètes. Et je voulais poursuivre ce travail sur un terrain plus contemporain. J’étudie comment, à la marge, s’invente un autre monde du travail, pour trouver et analyser des formes d’innovations. L’écosystème californien m’a très vite intéressé car, dans la région de San Francisco, il y a deux histoires qui se croisent, celle de la contre-culture des années 60-70 et celle de la Silicon Valley.

Qu’est-ce qui rapproche le familistère Godin des hackerspaces d'aujourd'hui ?

Dans les deux cas, il y a une expérience collective. Le familistère est une communauté de familles ouvrières réunies avec l’ambition de transformer, le travail, ses conditions et ses relations. On invente alors la démocratie industrielle : les ouvriers votaient dans les ateliers pour l’attribution des primes. Dans le hackerspace de Noisebridge, où j’ai passé un an, prévaut la règle du consensus. On refuse le vote majoritaire. On retrouve l’idée d’un groupe autonome qui peut prendre en main sa propre destinée.

Au-delà de ces ressemblances, il y a un siècle entre les deux et une expérience française d’un côté et la culture californienne de l’autre. Par exemple, lors de l’opposition au projet SOPA (stop online privacy Act), une centaine de hackers a manifesté devant la mairie de San Francisco avec des pancartes sur lesquelles il était écrit "On ne veut pas de la SOPA car on est des entrepreneurs". Les ouvriers de Godin n’auraient jamais eu l’idée de se définir de cette façon.

Vous insistez dans votre livre sur l’ambiguïté du rapport au marché des hackers. Il n’est pas facile de dire s’ils sont pour ou contre le monde marchand. Comment l’expliquez-vous ?

En France on a une dichotomie un peu primaire entre les tenants de l’innovation marchande et les procureurs des effets mortifères du marché. Les hackers sont dans une autre dimension : leur priorité est de faire quelque chose qu’ils ont envie de faire. Et s’ils obtiennent de bons résultats, ils ne se privent pas de la valorisation que peut leur offrir le marché. Leur principe premier, permettez-moi d’insister, c’est le plaisir dans le travail. Ainsi, un des deux cofondateurs de Noisebridge a créé un appareil qui permet d’éteindre n’importe quel poste de télévision. Il l’a fait dans une démarche militante. Mais il a obtenu un succès commercial extraordinaire et aujourd’hui il fait fabriquer ses appareils en Chine. Cela ne lui pose pas le moindre problème. Les hackers font du judo avec le marché.

Ce qui compte alors c’est d’être pur dans ses intentions ?

Dans le livre, je montre qu’il y a plusieurs profils de hackers et tous n’entretiennent pas les mêmes relations avec le marché. Ceci étant, il existe un débat récurrent autour de ce que serait un bon hacker. Ainsi s’opposent les crackers (ceux qui forcent le code) et les makers. Pour ces derniers, l’important est de fabriquer quelque chose qui rend le monde meilleur. Une seconde ligne sépare les hackers purs et durs, forts en maths et fidèles au codage informatique et d’autres qui veulent "hacker la société" et parient sur le bidouillage pour changer les choses.

Vous montrez aussi qu’il y a un lien entre productivité et esthétique chez les hackers. Pour eux, il ne suffit pas de faire, il faut faire le mieux possible.

Cette importance accordée à l’esthétique est une opposition au monde industriel qui trouve des échos dans l’histoire. Dans le monde ouvrier, faire bien est une exigence morale. C’est une tradition venue du 19ème siècle, notamment chez le Britannique William Morris, qui avait la volonté d’associer le travail au fait de de faire de belles choses. Chez les hackers, il y a la volonté de faire de belles choses, de faire un beau code informatique par exemple. Il faut transformer le travail pour en faire un geste artistique. Si le principe de plaisir est central, il cohabite avec le souci d’efficacité. Parmi les hackers, il y a des hiérarchies, on reconnaît les performances.

Loin du joyeux bazar qu’on imagine dans ces lieux alternatifs, vous montrez dans votre livre qu’au contraire de multiples règles existent. Comment l’expliquez-vous ?

Cela a été une vraie surprise pour moi. Les membres de Noisebridge se réclament de l’anarchie, avec un anti modèle absolu : la bureaucratie de la grande entreprise. Ils prétendent n’avoir qu’une seule règle : être excellent avec les autres. Or, quand on vit dans cette communauté, on réalise qu’il existe une multitude de micro règles, qui concernent aussi bien l’emprunt d’un livre que l’étiquette qu’il faut mettre sur la nourriture stockée dans le réfrigérateur collectif. Il y a une tension très forte qui existe entre l’exigence du consensus qui demande beaucoup de temps et la philosophie lié au pouvoir de faire, selon lequel "celui qui fait a raison". Je raconte dans le livre les débats qui ont eu lieu après qu’un membre ait décidé de déplacer des étagères de son propre chef. Cet exemple illustre à quel point ces deux règles ne sont pas toujours faciles à concilier. Loin des caricatures, la vie quotidienne dans ces espaces est très structurée.

Les entreprises s’intéressent à ces tiers lieux. Peut-on adopter partiellement ces modèles ?

Il existe des hackerspaces, des fablabs qui ont des structures plus classiques avec des comités de direction. Dans ces espaces, on a un responsable qui pilote la vie quotidienne du lieu, loin de la philosophie libertaire de Noisebridge. Dans ce cas, on se rapproche davantage des structures connues des entreprises.

Est-ce que ces espaces peuvent changer plus généralement le travail ?

Le développement de ces nouveaux lieux souligne les limites rencontrées par les organisations traditionnelles où règne une fausse autonomie. Il y a un choc entre le discours sur l’autonomie et le poids des contraintes. Les hackerspaces sont un moyen de sortir de ces espaces encore hiérarchiques. Toutefois, ce sont des populations spécifiques qui sont concernées : des trentenaires, plutôt qualifiés… La question est posée de savoir si cela peut faire tache d’huile ou non.

Toujours est-il que l’apparition de ces espaces change la vision évolutionniste qu’on avait du travail, avec l’idée d’un travail qui serait de plus en plus immatériel. On passait de l’agriculture à l’industrie puis aux services. Cette vision est contestée, il existe un besoin de bidouiller de la matière, un besoin de faire avec ses mains même quand on est diplômé.

Est-ce cela qui explique ce retour à des métiers de fabrication alors que, comme vous l’écrivez, on remarque qu’il est de plus en plus difficile d’attirer des jeunes dans les métiers technologiques ?

C’est vrai en Californie, aux Etats-Unis, et bien sûr en France, où la formation professionnelle est dévalorisée. C’est un vrai paradoxe : il y a une revalorisation de la technologie dans ces tiers lieux.

En Californie, j’ai observé qu’il y avait parfois de la naïveté dans la manière dont on fait confiance à la technique. Il y a cette idée qu’elle peut résoudre tous les problèmes. A Noisebridge, je cite le cas de ce petit logiciel qui a été inventé pour compter le nombre de fois où le mot "drama" intervient dans une discussion. Il y a cette idée que l’on peut objectiver les conflits, tous les conflits et les résoudre de cette façon.

Propos recueillis par Christophe Bys

"L’âge du faire Hacking, travail, anarchie", Michel Lallement, éditions du Seuil, 448 pages, 25 euros

Le site du hackerspace de Noisebridge.

PARCOURIR LE DOSSIER

Tout le dossier

Sujets associés

NEWSLETTER L'Usine Digitale

Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.

Votre demande d’inscription a bien été prise en compte.

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes...

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes du : Groupe Moniteur Nanterre B 403 080 823, IPD Nanterre 490 727 633, Groupe Industrie Service Info (GISI) Nanterre 442 233 417. Cette société ou toutes sociétés du Groupe Infopro Digital pourront l'utiliser afin de vous proposer pour leur compte ou celui de leurs clients, des produits et/ou services utiles à vos activités professionnelles. Pour exercer vos droits, vous y opposer ou pour en savoir plus : Charte des données personnelles.

ARTICLES LES PLUS LUS