Loi numérique ou la délicate construction juridique d’une économie de la donnée

Après une remarquable consultation publique, le projet de loi pour une République numérique, présenté le 9 décembre en conseil des ministres, apporte des éléments de réponse, avec de réelles mais timides avancées, sur l’exploitation de la donnée informatique et la politique française "d'open data".

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Loi numérique ou la délicate construction juridique d’une économie de la donnée

Le gouvernement a présenté fin octobre une synthèse de la consultation publique lancée (ce qui constitue par ailleurs une grande première) sur le projet de loi République numérique. Le projet de loi devrait bientôt être soumis au conseil des ministres, puis être examiné début 2016 par l'Assemblée nationale.

Open data des données publiques

Le chapitre 1er du projet de loi, intitulé "économie de la donnée", comprend des dispositions visant à ouvrir clairement l’accès aux données des personnes publiques, mais aussi des délégataires de service public. L’article 3 du projet de loi introduit ainsi l’obligation pour les administrations de publier dans un "standard ouvert aisément réutilisable" certains documents, notamment "les données dont l’administration qui les détient estime que leur publication présente un intérêt économique, social ou environnemental".

La communication spontanée de la donnée publique devient ainsi le principe et sa non-publication, l’exception. Selon l’article 6 du projet de loi, la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) aura pour mission de faire respecter ces dispositions

Concernant les délégataires de service public, l’article 8 du projet de loi prévoit également un mécanisme de transfert de la donnée, alors qualifiée de "donnée d’intérêt général". Cependant, l’opérateur économique n’y aura pas accès directement, mais par l’intermédiaire de la personne publique. Ce mécanisme de filtrage ne soulève pas de crainte particulière dès lors que les dispositions de l’article 3 s’appliquent et que la CADA reste compétente.

Toutefois, alors qu’un rapport (Lemoine, La nouvelle grammaire du succès. La transformation numérique de l'économie française, novembre 2014) et de nombreuses contributions au projet de loi demandaient l’extension de la notion de donnée d’intérêt général à la sphère associative, et plus généralement pour toute entreprise participant même indirectement à la réalisation de l’intérêt général, l’article commenté a retenu une approche étroite de cette notion.

La notion de "communs" et le cas des données scientifiques

L’avant-projet de loi avait cherché à définir positivement le domaine public, sous la dénomination de "domaine commun informationnel", en abrégé les "communs". A la suite de plusieurs rapports (Lescure, CSPLA, CNN) et recommandations (OMPI), la création de communs paraît essentiel à l’innovation et à la croissance. Une première rédaction a été soumise à la critique du public.

Cette tentative s’est heurtée à de nombreux obstacles, à commencer par les lobbies des auteurs et éditeurs. Le gouvernement ne renonçant pas à rechercher une définition permettant de faire converger les points de vue, a réuni des experts, à l’occasion d’une conférence de consensus, et une nouvelle rédaction pourrait être proposée.

Sur les données scientifiques, un consensus "mou" semble avoir été dégagé. Il consiste à prévoir des délais, selon les disciplines concernées, au-delà desquels les écrits scientifiques seraient mis à disposition gratuitement sous une forme numérique ("open access"). Pour les données issues de la recherche, le caractère obligatoire de leur mise à disposition est conditionné par la source du financement, lequel doit être public pour "au moins la moitié".

Si les contours du régime juridique de la donnée se font plus précis, il manque cependant l’introduction d’un « contrat spécial » de mise à disposition de la donnée, pour sécuriser producteurs et licenciés utilisateurs de la donnée quant à leurs droits et obligations.

Droit à la libre disposition de la personne sur ses données, droit à l’oubli

Suite à un rapport défavorable du Conseil d’Etat (rapport annuel 2014), le gouvernement ne va pas jusqu’à introduire un vrai droit de propriété de la personne sur les données la concernant. Le projet de loi introduit cependant, un droit à la libre disposition. Cela se traduit par plusieurs dispositions qui renvoient au projet de loi (dont notamment le droit à la réversibilité sur ses données pour le consommateur, l’introduction d’un régime juridique de la mort numérique…).

L’article 23 du projet de loi pose le principe selon lequel : "toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant, dans les conditions et limites fixées par les lois et règlements en vigueur". Cependant, grâce à des algorithmes puissants, les moteurs de recherche sont capables de détecter des signaux faibles sur internet comme des informations noyées dans le flot des conversations sur les réseaux sociaux ou encore l’ensemble des informations communiquées par les objets connectés. Ce sont autant d’informations qui permettent de connaitre la personnalité, voire l’identité d’un individu. Il aurait été préférable de créer un droit général permettant à chaque personne d’exercer une souveraineté sur ses données, sans pour autant parler de droit de propriété.

Enfin, sans empiéter sur le futur règlement européen relatif aux données à caractère personnel, le gouvernement français introduit un droit à l’oubli pour le mineur devenu majeur. Les acteurs de la net économie, qui ciblent les jeunes, devront ainsi inclure cette nouvelle donne juridique dans la définition de leurs services, en mode "privacy by design".

Recommandations :
· Malgré les avancées de l’open data, considérer la donnée en mode privatif (pour éviter les poursuites en concurrence déloyale ou contrefaçon) : conclure avec les titulaires des droits des accords de licence et, sur le plan technique, s’interfacer sur la base des API proposées
· Considérer que les avancées législatives ne font en rien exception au régime juridique posé par la loi Informatique et libertés : effectuer toutes les démarches utiles auprès de la Cnil ou nommer un correspondant informatique et libertés
· Mettre en œuvre une structure du service en mode "privacy by design" : anticiper les prochaines dispositions sur le droit à l’oubli et veiller à informer utilement les personnes concernées (finalité du traitement, localisation, flux transfrontières des données)
· Et surtout, suivre l’avancée des débats sur ce projet de loi pour une République numérique.

Par Eric Le Quellenec, avocat, cabinet Alain Bensoussan Avocats

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