Neutralité du Net : cherchez l’"erreur" !
Chaque lundi, les avocats Eric Caprioli, Pascal Agosti, Isabelle Cantero et Ilène Choukri se relaient pour décrypter les évolutions juridiques et judiciaires nées de la digitalisation. Cette semaine, Ilène Choukri revient sur le revirement de l'administration américaine en matière de neutralité du Net.
Une "erreur" : c’est en ce terme que M. Ajit Pai, nouveau président de la Federal Communication Commission (FCC) a purement et simplement désigné la neutralité du Net. Au moment même où ce principe général présidant aux usages et aux activités de l’internet se trouvait en voie de clarification et de consolidation juridique, l’administration américaine envoie le signal d’un revirement dans un cycle qui se voulait pourtant résolument libertaire. S’agit-il d’un nouveau round ou d’une rupture ?
L’éthique de la neutralité du Net
Pour rappel, le principe de neutralité du net garantit la non-discrimination d’accès au réseau en fonction des services offerts par les fournisseurs d’accès (FAI). Il passe essentiellement par un traitement technique identique de tous les fournisseurs de contenus, quels qu’ils soient : respectables, honorables, licites ou contraire controversés, licencieux, immoraux et même illégaux. L’Internet doit donc être ouvert, transparent et accessible à tous.
Dans son acceptation plénière, ce principe exclut toute ingérence sur les contenus et tout interventionnisme sur les débits et les flux. Dès lors, il est également interdit de prioriser le passage et la qualité de certains flux par rapport à d’autres en fonction du fait que le contenu soit celui d’un partenaire ou bien le sien propre. Il est vrai que, tel Janus, Dieu des portes, le FAI peut avoir deux visages et être également un pourvoyeur de contenus.
Etats des lieux des quêtes et conquêtes du principe de la neutralité du Net
Depuis sa première formulation en 2003 sous la plume du Professeur Timothy Wu, le principe de la neutralité du net a infusé, imprégné les débats politiques, économiques et sociaux (voir la déclaration de la commission en 2008 dans le cadre de l’adoption du « 3ème paquet Telecoms » -annexe de la Directive 2009/140/CE) avant finalement d’être consolidé dans le droit positif.
Le métronome de ce mouvement était, jusqu’alors, la FCC qui, en février 2015, avait hissé l’Internet au rang de «bien public », devant être « libre, ouvert et rapide » (FCC 15-24, Open internet rules), le faisant relever désormais du Communication Act du 19 juin 1934 (titre II) et ce, au terme d’une furieuse bataille de lobbying perdue par les FAI – requalifiés en « common carriers ». Rappelons que l’affaire des blocages des contenus utilisant le protocole d’échanges peer-to-peer BitTorrent par l’opérateur COMCAST avait donné lieu à une injonction de la FCC de mettre fin à ces atteintes aux principes de la neutralité du net, en 2008, et avait mis du plomb dans l’aile des FAI.
En Europe, la stabilisation des positions juridiques est corroborée par la consécration du principe au travers du Règlement européen du 25 novembre 2015 (entré en vigueur avril 2016) établissant des mesures relatives à l’accès à un internet ouvert. Dans le prolongement, en France, la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 le relaye et place l’ARCEP au centre du dispositif de régulation et de sanctions, en cas de violation.
Distribution des impartialités et coûts des libertés
C’est au nom de l’impartialité, corollaire de la neutralité du net, que les fournisseurs de de services de communication en ligne ou les intermédiaires techniques sont, entre autres, exemptés de toute "obligation générale de surveillance des images qu’(ils) stockent et de recherche des mises en ligne illicites" et ne peuvent se voir "prescrire de manière disproportionnée par rapport au but poursuivi, la mise en place d’un dispositif de blocage sans limitation dans le temps".
Les mesures de filtrage restent à ce jour dérogatoires au principe de neutralité du net et ne sont donc utilisées que par exception motivée et sous le contrôle du juge. Des inflexions bien légitimes ont pu être consacrées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme par exemple (notamment la loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme), qui a bougé les lignes, rappelant ainsi que la neutralité ne veut pas dire impassibilité.
De leur côté, les FAI brandissent la somme de contraintes techniques et financières qui pèse sur eux. Ils rappellent ainsi leurs obligations d’investir et d’innover en supportant le coût des libertés offertes à autrui du fait de la neutralité du net. Ils ne manquent pas, régulièrement, d’invoquer l’avantage substantiel et indu dont bénéficient les fournisseurs de contenus. Il est vrai que dans le cas des plateformes numériques, elles ne sont tenues, en amont, qu’à une (in-)certaine obligation de loyauté de l’information auprès du consommateur, loin d’atteindre le degré des exigences de la neutralité du net.
L’un des autres arguments des FAI est le fait que techniquement l’internet aurait évolué et que les possibilités de maîtriser et de juguler en amont la diffusion de contenus seraient désormais possibles et fiables (encryptage, data center locaux, etc.).
Aussi recevables ou au contraire discutables que soient ces arguments, les consommateurs restent mobilisés contre les entraves techniques et financières pouvant affecter l’accès et les flux. Ainsi, c’est sur saisine de UFC-Que Choisir, que l’ARCEP a ouvert en 2012 une enquête administrative concernant des soupçons de pratiques discriminatoires de la part de Free au détriment de Google et sa plateforme vidéo YouTube – enquête clôturée sans suite en 2013.
La nouvelle position de la FCC : entre charge frontale et prétextes à une nouvelle expression du principe de neutralité du net ?
Par la charge abrupte opérée par son président, la FCC ouvre incontestablement un nouveau cycle dans le traitement du principe de la neutralité du net, désignée comme une valeur bloquante aux développements des réseaux et défavorable aux consommateurs. En réalité, la FCC cherche à redistribuer les cartes en invoquant une sorte d’"aggiornamento" du principe. A bon ou mauvais escient !
Ira-t-on jusqu’au déclassement ou à la disqualification du principe ou jusqu’à la désanctuarisation du "bien commun" qu’est l’internet ? Ce principe deviendra-t-il, comme d’autres choses, « alternatif », à géométrie variable ou fonctionnera-t-il à plusieurs vitesses ? Suivant quels critères d’ingérence sur les contenus et quels contrôles de la rationalité de cette ingérence? Quels algorithmes, pour quelle neutralité, in fine ?
Principe coutumier du droit de l’internet, la règle générale de la neutralité du net ne saurait trépasser. Mais sa "juridicisation" effective n’est pas consolidée alors que sa transversalité est totale : liberté d’expression, consommation, data, propriété intellectuelle, etc. Il n’en faut pas plus pour mesurer l’enjeu de société.
"Erreur" ou vérité…l’heure est au doute !
Ilène CHOUKRI, Avocat associé, docteur en droit
Membre du réseau Jurisdéfi
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