Pourquoi la plainte antitrust de la FTC ne résoudra pas le "problème Facebook"
L'agence américaine en charge de sanctionner les pratiques commerciales anticoncurrentielles a déposé une nouvelle plainte contre Facebook. Si les détracteurs du réseau social s'en réjouissent, cette procédure ne résoudra pas les points qui lui sont régulièrement reprochés : ses manquements au respect de la vie privée des internautes et sa modération lacunaire des fausses informations.
Julien Bergounhoux
Le 19 août, la Federal Trade Commission (FTC), qui régule le droit de la concurrence aux Etats-Unis, a déposé sa seconde plainte judiciaire contre Facebook pour pratiques anticoncurrentielles et monopolistiques. La première avait été rejetée par le juge faute d'arguments convaincants. La plainte se concentre sur l'acquisition des entreprises Instagram et WhatsApp, respectivement en 2012 et 2014.
Nombreux parmi les commentateurs louent cette initiative contre une entreprise dont ils jugent l'impact sur la société comme négatif. Elle est aussi représentative d'un regard plus critique de la part du gouvernement américain envers les grandes entreprises technologiques (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft...) après des années de "laissez-faire". Ce que la FTC propose, c'est d'annuler rétroactivement l'acquisition de ces deux entreprises, neuf et sept ans après les faits. Un exercice compliqué à plusieurs égards, et qui n'adresse pas les reproches habituellement faits à Facebook.
Un vrai monopole ?
Ces derniers portent en effet plus sur son modèle économique à base d'adtech et sur son rôle dans la propagation de fausses informations que sur sa domination d'un marché, puisqu'il n'a pas d'emprise par exemple sur les développeurs d'applications ou les fabricants d'appareils électroniques, contrairement à Apple ou Google dans les smartphones. Même en matière de publicité, il est bon second derrière Google.
La FTC pourrait d'ailleurs avoir du mal à prouver que Facebook est en situation de monopole dans les réseaux sociaux. Twitter, LinkedIn, Snapchat ou Tik Tok sont autant de rivaux de premier plan à ce qu'il propose. Quant aux messageries, Apple dispose d'iMessage (complètement fermé par choix), Google de son énième application de discussion instantanée du moment, Microsoft de Skype et Teams, auxquelles s'ajoute une multitude de produits indépendants comme Signal, Telegram, Line ou Kakaotalk.
Hindsight is 20/20
Une autre difficulté vient du précédent qu'établirait l'annulation d'acquisitions après autant d'années. Il risquerait de sérieusement refroidir les futures acquisitions dans le secteur, qui sont l'un des piliers de l'écosystème tech dans la Silicon Valley. Surtout qu'à l'époque, personne n'a considéré ces rachats comme posant problème.
Ils ont été validés par tous les régulateurs, et, en particulier dans le cas d'Instagram, n'étaient pas considérés comme des choix stratégiques particulièrement avisés. Facebook a offert un milliard de dollars pour le réseau social spécialisé dans le partage de photos. Une somme considérée à l'époque comme beaucoup trop élevée pour une entreprise qui, bien qu'ayant connu une croissance très rapide, ne génèrait pas d'argent, et qui fut d'ailleurs revue à la baisse par la suite (715 millions de dollars).
Le développement fulgurant d'Instagram a en fait surtout eu lieu après son rachat par Facebook, en tirant parti des ressources et outils qu'avaient déjà l'entreprise de Mark Zuckerberg. Il en va plus ou moins de même pour l'acquisition de WhatsApp au montant record de 19 milliards de dollars, dont l'annonce s'était soldée par un recul de l'action de Facebook à la Bourse de New York.
Bien qu'elle fut déjà proéminente parmi les services de messagerie instantanée à l'époque (devant la solution rivale Facebook Messenger), l'intégration de WhatsApp à Facebook n'a pas vu s'élever de féroces critiques, et Facebook a contribué de façon non négligeable à son développement par la suite, notamment en mettant en place le chiffrage de bout-en-bout des messages à l'aide du protocole Signal développé par Open Whisper Systems.
Des produits difficiles à démêler
Scinder ces produits en entreprises concurrentes serait donc aujourd'hui une tâche complexe. Ils ne ressembleraient certainement pas à ce qu'ils sont aujourd'hui s'ils n'avaient pas été intégrés à Facebook. Ils ne seraient probablement pas indépendants non plus, ayant été rachetés par un autre géant (Google avait fait une offre de rachat à WhatsApp avant qu'un accord soit trouvé avec Facebook).
Enfin, l'affaire est rendue d'autant plus ardue que ces services partagent désormais beaucoup de ressources et technologies au niveau backend... Chose que Facebook a intensifiée depuis deux ans, clairement dans l'objectif de contrer une éventuelle demande de scission.
Adtech et fake news, les vrais soucis
On en vient au final au cœur du problème : quels sont les reproches majoritairement faits à Facebook ? Ils n'ont pas vraiment trait à un possible monopole. Ils touchent aux manquements lié au respect de la vie privée des utilisateurs, qu'il s'agisse d'accès abusif aux données personnelles par des tiers (la fameuse affaire Cambridge Analytica) ou plus généralement du pistage démesuré des internautes (utilisateurs de Facebook ou pas) à des fins publicitaires par une surenchère technologique joliment qualifiée d'advertising technology.
Egalement largement pointée du doigt aux Etats-Unis et en Europe depuis la victoire de Donald Trump à l'élection présidentielle de 2016 : la prévalence de fausses informations, qui prolifèrent beaucoup plus vite que le réseau de les modère, avec une balance qui penche vers l'extrémisme et les sources d'informations "alternatives" (i.e. trompeuses).
Le problème de Facebook, c'est Facebook
Ces deux problèmes ne seront pas résolus en annulant l'acquisition d'Instagram et WhatsApp. Instagram suit le même business model avec une rémunération par la publicité et continuera de le faire indépendamment de Facebook, qui reste au passage second sur ce marché derrière Google. WhatsApp n'est quant à lui pas un réseau social et n'est aujourd'hui toujours pas vraiment monétisé. On n'y trouve pas de publicité. En réalité, les problèmes de l'entreprise Facebook émanent de son premier produit, celui dont elle tire son nom.
Cet immense réseau social est unique non pas car il n'a pas de concurrents, mais parce que sa taille immense (il atteindra bientôt trois milliards de comptes utilisateurs) en fait un internet dans l'Internet, structuré de telle manière que beaucoup de gens s'y informent de manière quasi-exclusive. Il ne lui resterait plus qu'a devenir aussi fournisseur d'accès à Internet (chose qu'il a tenté de faire en Inde) pour réaliser la vision d'America Online dans les années 90.
Pour protéger les données personnelles face à la pub, il faut réglementer
Les pratiques de surveillance à des fins publicitaires, qui sont critiquées à juste titre, ne font au final que suivre le cadre légal (ou absence de) qu'on leur donne. Le RGPD a contraint Facebook à modifier ses pratiques dans l'Union européenne, et il l'a fait. Il ne tient qu'aux gouvernements d'être plus fermes avec toutes les pratiques de ce type, provenant de n'importe quelle entreprise. Simple en théorie, mais il suffit de voir comment sont gérées les infractions à la législation sur les cookies (avec une passivité pathologique de la part des organismes de contrôle) pour comprendre que le problème va encore perdurer un moment...
Assurer la qualité des contenus à l'échelle de Facebook, un problème insoluble ?
Quant à la qualité des informations, la réalité est que la modération de contenu à l'échelle où opèrent ces réseaux est un problème extrêmement complexe à résoudre. La réponse de Facebook est depuis des années l'amélioration de ses outils d'intelligence artificielle, mis au point avec l'aide de chercheurs de premier plan au sein de ses laboratoires FAIR. Ils ont cependant leurs limites, tout comme les dizaines de milliers de modérateurs qu'emploie l'entreprise pour filtrer les contenus provenant de diverses cultures dans divers pays.
S'ajoute à cela une dimension politique. On peut citer notamment le parti républicain des Etats-Unis, qui critique quasi-constamment Facebook pour sa "censure" et ce alors même que l'entreprise est très clémente avec les contenus émanant de cette sphère d'influence, qui y figurent régulièrement parmi les messages les plus consultés. C'est une autre facette du problème : plutôt que d'y être exposée par erreur, une portion significative des utilisateurs semble vouloir de cette information biaisée. Des réseaux sociaux alternatifs (par exemple "Parler") ont d'ailleurs été créés suite aux restrictions des plateformes majeures.
Comment donc résoudre le problème de la désinformation ? Personne ne semble avoir trouvé la solution miracle. Existe-t-elle même vraiment ? Est-ce que l'existence même de ces immenses réseaux n'est pas en elle-même la source du problème ? Une chose est sûre, il revient aux gouvernements d'émettre des règles claires et censées (avec sanctions associées en cas d'infraction) s'ils veulent remédier à ce phénomène. Cela n'a pas été fait de manière cohérente et pragmatique jusqu'ici.
Une dimension politique et idéologique
A noter que Facebook n'est pas le seul concerné par ces problèmes de modération. YouTube (propriété de Google) souffre du même souci et avec la même gravité sur ses vidéos, et Twitter n'est pas épargné par la désinformation, même si son nombre d'utilisateurs plus réduit (206 millions d'utilisateurs quotidiens monétisables au second trimestre 2021) limite un peu la portée du problème en comparaison. On rappellera cependant que Twitter a attendu la toute fin du mandat de Donald Trump pour le bannir, malgré un nombre incommensurable d'infractions au fil des ans.
C'est le dernier élément qui complique la question de la modération : comment procéder face à des gouvernements aux pratiques douteuses, voire non démocratiques ? Pour les Talibans en Afghanistan, il est facile de dire que Facebook n'a qu'à se retirer du pays. Mais qu'en est-il des Etats-Unis ? Facebook, Twitter ou n'importe quel autre réseau social peut-il simplement bannir des membres du gouvernement sans s'attendre à une riposte cinglante ? C'est difficile à croire.
Quoi qu'il en soit, si on souhaite endiguer l'épidémie de "fake news", des règles devront être mises en place, et elles devront l'être avec une extrême prudence pour éviter des dérives liberticides. Pas sûr que remettre en cause l'acquisition d'Instagram en 2012 ne fasse avancer le sujet.
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