Quand l'Armée carbure à la donnée

Wi-Fi dans les casernes, big data pour la maintenance, intelligence artificielle sur le champ de bataille… La numérisation est un chantier prioritaire des armées. 

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Quand l'Armée carbure à la donnée

Le millier de militaires du 121e régiment du train de Montlhéry (Essonne) font office de cobayes numériques. Depuis plusieurs mois, ils expérimentent en avant-première le nouveau portail mobile Milistore de l’armée de terre. Avec leur smartphone personnel, les soldats accèdent à une palette de services développés pour faciliter la vie en garnison : commande d’habillement, actualité du régiment, accès à des modules de formation en ligne, démarche administrative… Si les applications sont hébergées dans le Google play store ou l’App store, l’accès est sécurisé. Seuls les utilisateurs pré­enregistrés sont reconnus et identifiés par un mot de passe. "À chaque démarrage de l’application, l’appareil vérifie qu’aucun logiciel malveillant n’est présent pour capter ses identifiants ou activer un microphone", explique un capitaine, responsable de la nouvelle cellule Transformation numérique à l’état-major de l’armée de terre.

300 000 militaires concernés

L’air de rien, Milistore marque une révolution pour les quelque 300 000 militaires de l’armée de terre tant les casernes semblaient jusqu’ici hermétiques aux nouvelles technologies. Seul un tiers d’entre eux possèdent une adresse e-mail professionnelle… "Nos soldats ont plus de liens numériques avec la Fnac ou Amazon qu’avec leur employeur. Il serait fâcheux que ce soit Google et LinkedIn, sans parler de Facebook, qui en sachent plus que les armées sur leurs propres soldats", assénait en 2018 le député Thomas Gassilloud [LREM], coauteur d’un rapport sur la numérisation des armées. Cette population, dont la moitié à moins de 30 ans, acceptait de plus en plus difficilement cette situation, déjà habituée à l’instantanéité des réseaux sociaux et au partage de vidéos en 4G. Soucieux de rattraper ce retard, le ministère des Armées a par ailleurs lancé un vaste plan de déploiement du Wi-Fi gratuit dans les casernes.


Et les ambitions en la matière vont bien au-delà des besoins du quotidien… La ministre des Armées, Florence Parly, a décidé de faire de la numérisation l’une de ses priorités. Objectif : renforcer la supériorité des armées grâce à une meilleure exploitation des données informatiques. Elles sont générées par les multiples capteurs embarqués dans les avions de combat, les véhicules blindés, les satellites, les frégates… Lors d’une mission, un Rafale produit plusieurs téraoctets de données. "Ce sont autant d’empreintes de nos comportements et de ceux de nos ennemis. Ces données constituent une mine d’or, une richesse exceptionnelle qu’il convient d’exploiter pleinement", a expliqué la ministre lors de l’annonce de nouveaux investissements dans le domaine de l’intelligence artificielle, en mars 2018. Face à ce déluge informationnel, les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont les meilleures alliées des militaires.

Puces RFID et codes-barres

Le régiment de Montlhéry est impliqué dans cette révolution. Chargé des missions logistiques et de transport de l’armée, il teste l’impact de la numérisation sur les processus du maintien en condition opérationnelle (MCO) du matériel militaire. L’enjeu est majeur : optimiser à terme la fiabilité de la donnée et la rapidité de la collecte pour près de 4 millions de matériels terrestres répartis sur environ 200 implantations en métropole et en opérations extérieures. Avec l’idée d’exploiter au mieux les technologies civiles existantes. Comme le réseau Sigfox de connexion bas débit adapté à l’internet des objets, très pratique pour remonter automati­quement l’état des batteries du parc des véhicules. À chaque intervention, les techniciens de maintenance commencent par identifier le matériel (automobile, deux-roues…) en lisant sa puce RFID ou son code-barres (1D ou 2D) avec une tablette ou un smartphone durcis. Puis ils enregistrent sur l’écran tactile les paramètres clés (kilométrage, durée de fonctionnement, configuration technique…). Fini le carnet d’entretien papier ! "Cela évite les ressaisies, source d’erreurs et de perte de temps. Les données sont transmises au système d’information logistique des armées", explique Laurent Card, ingénieur à la structure intégrée du MCO des matériels terrestres. Sur un parc de 60 000 véhicules, ce premier chantier permettrait d’économiser l’équivalent de 10 000 heures de saisie par an.

Le ministère a lancé le programme Artemis pour créer une infrastructure de stockage et de traitement massif des données. Cette plate-forme apportera des services dans le domaine de la santé, du renseignement, du MCO aéronautique, du traitement d’images… Les efforts dans l’intelligence artificielle sont ambitieux. L’armée va y consacrer 100 millions d’euros par an dès 2022 (contre 10 millions en 2017). "Nous avons besoin d’experts. Nous avons déjà commencé à recruter parmi les meilleurs et les plus prometteurs des ingénieurs et des docteurs en IA, en vision, en robotique", a précisé Florence Parly lors du Forum Innovation Défense, en novembre à Paris. La sécurité des systèmes d’information est une condition sine qua non à toute transformation numérique. En 2017, les systèmes du ministère des armées ont subi plus de 700 incidents, dont une dizaine jugés sérieux. Le commandant de la cyber­défense, le général Hubert Bonnet de Paillerets, pourra recruter plus de 1 000 experts en cybersécurité d’ici à 2025, qui s’ajouteront aux 3 400 combattants numériques déjà sous ses ordres.

Technologies exclusivement françaises

La numérisation prend aussi d’autres formes. La Marine nationale fait largement appel à la réalité augmentée et à la réalité virtuelle, avec des résultats bluffants. Sur la base navale de Toulon, les sous-­mariniers ont déjà effectué plusieurs sorties en mer avec le Suffren, le premier exemplaire des sous-marins nucléaires d’attaque, alors que celui-ci est en cours d’assemblage dans l’usine de Cherbourg ! Comment ? Grâce à l’immersion hyperréaliste permise par le simulateur Ship Inside, codéveloppé avec l’industriel Naval Group. "L’avantage, c’est de pouvoir confronter l’équipage à des situations de panne, ce qui serait très difficile à faire avec un véritable sous-marin", explique le capitaine de frégate Olivier Régnault, le directeur de l’École de navigation sous-marine.

Autonomie stratégique oblige, les armées sélectionnent des fournisseurs de technologies qui développent leur R & D en France. Le portail d’applications Milistore déployé auprès du 121e régiment du train de Mont­lhéry est protégé par la technologie de la PME montpelliéraine Pradeo, spécialisée dans la sécurité des applications mobiles. La francilienne Earthcube a, elle, tapé dans l’œil de la direction du renseignement militaire. Son logiciel de traitement automatisé des images issues des satellites espions peut remonter des alertes en cas de détection d’activité suspecte dans des zones de crise. Toutefois, pour mettre totalement les données au service des militaires, le défi ne sera pas uniquement technologique. "C’est toute une “culture de la donnée” qu’il reste à promouvoir. Les armées sont traditionnellement très frileuses envers la circulation de l’information, même non classifiée. Alors que dans l’économie numérique, c’est au contraire la circulation des données qui crée de la valeur", souligne ainsi le député Thomas Gassilloud. Mais la révolution semble enfin en marche.

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