Rassembler les données pour gérer la ville

La ville intelligente est bien plus qu'un énième objet "smart", mais elle répond aux mêmes règles : récupérer un maximum de données afin d'automatiser les tâches et d'affiner la prise de décision.

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Rassembler les données pour gérer la ville

"Dans la gestion des données des territoires, on mélange souvent plusieurs types d'informations très différents, note François Gruson conseiller R&D pour Dassault Systèmes sur le projet de “jumeau numérique” de Singapour et de Rennes [le jumeau est la version numérique d'une ville, qui réagit en temps réel, ndlr]. On pose au même niveau les données politiques (le budget, par exemple), les informations à destination des citoyens (les horaires de bus, etc. ), et les données d'aménagement du territoire (les réseaux ou les flux). Ce sont ces dernières qui sont importantes pour piloter la ville intelligente." Or, elles n'offrent pas toujours la qualité voulue. La gestion de ces données d'aménagement n'est pourtant pas une nouveauté pour les collectivités.

Les systèmes d'informations géographiques existaient avant que les géants du numérique ne s'y intéressent. "La gestion des données fait partie des gènes de la fonction publique, affirme Norbert Friant, responsable du service “aménagement et usages du numérique”, à Rennes métropole. Il n'empêche, les nouveaux usages doivent forcer l'acteur public à se questionner. Que doit-on faire en interne ? Que doit-on acheter sur étagère ?"

Citoyens volontaires

Au sein de la collectivité, l'une des façons, nouvelle par son ampleur, de récupérer les informations du territoire consiste à poser des capteurs. Récemment, la miniaturisation et le déploiement de réseaux d'ondes radio, comme Sigfox ou LoRa, ont permis de multiplier les capteurs connectés et de mesurer de plus en plus de variables. Certains sont fixes, comme les 200 utilisés à Lorient pour suivre la pollution sonore en temps réel ; d'autres sont mobiles et distribués aux volontaires : c'est le cas à Rennes métropole (lire ci-contre), qui charge 35 citoyens de faire des relevés de qualité de l'air. En quelques années, les expérimentations de véhicules communaux connectés, de candélabres servant de station de contrôle ou de numérisation des données des capteurs mécaniques existants se sont démocratisées. Et ce n'est pas fini.

D'autres producteurs apportent, ou apporteront, leur écot. Même si cela ne se fait pas d'un claquement de doigts. "Les agents aussi sont des sources. Ils peuvent faire remonter des données, confirme Norbert Friant. C'est une culture qui est bien présente dans les services de transport, notamment parce qu'il faut faire aussi bien que le prestataire privé, et dans le domaine culturel. Evidemment, l'agent ne peut pas relever toutes les données. Il faudrait que les citoyens le fassent eux aussi. Mais il est difficile de faire travailler les gens bénévolement."

Informations brutes

Surtout, la collectivité n'est pas la seule à observer les flux qui parcourent son territoire. Les acteurs privés produisent et collectent leurs propres données et, eux, ne s'arrêtent pas aux frontières administratives. D'ailleurs, lorsque l'on trouve "données" et "secteur privé" dans la même phrase, on pense d'abord aux Gafa, les quatre géants américains que sont Google, Apple, Facebook, Amazon - sans oublier Uber, Waze ou Airbnb. D'autres, plus proches, captent aussi les informations d'un territoire : opérateurs téléphoniques, constructeurs automobiles ou fournisseurs d'énergie sont également des mines d'informations et des interlocuteurs plus habituels pour les collectivités. "Les associations, les urbanistes et toutes les structures qui créent des analyses récupèrent également des informations brutes et sont, de fait, des protagonistes intéressants", ajoute François Gruson. L'accès aux données des entreprises ne va pourtant pas de soi. "Il y a conflit entre les intérêts commerciaux, qui imposent le secret, et l'intérêt des collectivités, qui ont besoin de certaines de ces informations", explique Serge Abiteboul, qui vient d'être nommé au collège de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep).

La notion de "données d'intérêt général", anonymisées par le secteur privé puis ouvertes à tous, est aujourd'hui restreinte aux entreprises concessionnaires de service public. Dans son "5e cahier innovation et prospective", publié en septembre 2017, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) explique que les réflexions de la Commission européenne laissent présager une généralisation de l'apport de certaines données d'intérêts, depuis les entreprises vers les collectivités. A charge pour elles de les anonymiser si elles désirent les publier en open data.

C'est également l'une des préconisations du rapport du député Luc Belot, remis en avril 2017, qui propose la définition de "données d'intérêt territorial".

Libertés individuelles

En dehors de ce cadre futur et hypothétique, les collectivités tâtonnent dans la façon de gérer les données du territoire avec le secteur privé. Ainsi avec le programme "Connected Citizen" de Waze (appli de trafic et de navigation communautaire mise au point par la filiale d'Alphabet, holding de Google), qui ouvre certaines de ses données aux territoires.

L'intérêt pour la collectivité est flagrant : en moyenne, un incident est repéré et confirmé sur Waze plus de quatre minutes avant que les services publics ne soient mis au courant. En échange, l'entreprise récupère des flux d'informations des collectivités, qu'il s'agisse du suivi en temps réel des bus ou des travaux. Révolutionnaire ? Pas tant que ça : depuis près de trente ans, la ville de Lyon fait la même chose, dans le sens inverse, avec son centre des données urbaines. "Des acteurs privés, comme l'aéroport par exemple, avaient besoin de données urbaines. Nous leur avons proposé de les échanger contre les leurs", indique Hervé Groléas, directeur "innovation numérique et systèmes d'information" du Grand Lyon.

Les idiots utiles des Gafa

Mais pour Serge Abiteboul, "une ville est assez mal placée pour négocier avec les grands groupes". Un avis que partage Laurence Comparat, présidente d'Opendata France : "Nous avons vraiment intérêt à présenter un front uni pour partager les enjeux. On voit bien que ces grands acteurs numériques contactent les collectivités en ordre dispersé et s'appuient sur le fait que telle ville a accepté soit un contrat particulier, soit une licence, pour s'en prévaloir auprès des autres, et ainsi augmenter la pression." Autre stratégie adoptée pour rééquilibrer les forces en présence : insister sur la défense des libertés individuelles. Parmi ces nombreuses initiatives, une se distingue d'ailleurs par un point de vue radical. La plateforme "mesinfos. fing. org" entend rassembler l'ensemble des données personnelles d'un citoyen au sein d'une seule et même entité dont l'individu serait hébergeur et responsable. Cela s'appelle le "self data" et l'expérimentation a commencé pour les données de 2 250 Lyonnais, en septembre 2017.

Ce principe pourrait résoudre un problème essentiel de la gouvernance des données : le tiers de confiance. "Le numérique n'est pas binaire entre public et privé, insiste Norbert Friant. Surtout maintenant que la collectivité est productrice de données et donc, en quelque sorte, potentiellement “prestataire de services” pour le privé. Notre plus-value c'est que nous pouvons valider, certifier et distribuer des données respectueuses du citoyen. Mais il faut faire attention à ne pas devenir les idiots utiles des Gafa et leur donner la chaîne de valeur de nos territoires. A l'inverse, acheter des briques logicielles ou déléguer certaines de ces compétences n'est pas non plus un aveu d'impuissance. Le débat est ouvert, mais il faut garder en tête qu'il ne se joue pas uniquement en France. Il ne faut surtout pas recréer un Minitel."

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