
"Internet est la plus grande expérience anarchique de tous les temps." Qui affirme cela ? Julian Assange, le sulfureux patron de wikileaks ? Non. Le collectif Anonymous ? Non plus. Les services secrets américains ? Encore raté. Non, la personne qui écrit cela dans les liminaires de son livre consacré au numérique, c’est Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google. Dans "The new digital age : reshaping the future of people, nations and business" - un opus coécrit avec Jared Cohen, le patron du think tank, Google idea -, il révèle l’incroyable potentiel de destruction-création des technologies numériques. Il s’étonne encore que "des centaines de millions de personnes créent, chaque minute, une quantité incalculable de contenus on-line." Il se félicite - dans une certaine mesure - que cela se fasse sans réel contrôle des États ou des centres de pouvoir traditionnels. Tout en estimant que cette absence de contrôle est dangereuse.
5 milliards d'internautes qui s'ignorent
Au fil des pages ou des écrans, l’auteur accumule encore et encore des données et des données pour mieux nous convaincre de la puissance du digital. Selon Eric Schmidt, tous les deux jours, l’homme créerait plus de contenus qu’entre 2003 et les origines de notre civilisation. 5 exabytes de données seraient ainsi produites toutes les 48 heures ! Les chiffres laissent songeurs et donnent le vertige lorsque l’on tente de les rendre concrètes. L’auteur nous rappelle aussi que ce n’est qu’un début : "nous ne sommes que 2 milliards d’internautes sur une population potentielle de 7 milliards."
Une vision du futur extrapolée de notre quotidien
Cette nouvelle donne engendrée par le numérique, Eric Schmidt la questionne, un peu. Il s’en sert, surtout, pour tracer les grandes lignes de notre avenir digital. Et c’est là qu’il devient décevant car, finalement, la prospective qu’il nous propose, la vision qu’il nous livre n’est qu’une suite d’extrapolation de notre quotidien. Il prend le meilleur et le pire de ce qui se fait aujourd’hui et le démultiplie pour "inventer" notre avenir… S’il cerne bien les domaines où le numérique va réellement changer la donne, ses démonstrations peinent à convaincre. Que ce soit dans les chapitres consacrés à l’identité (avec le digital, nous pouvons en avoir plusieurs), à la citoyenneté, au rôle des États, aux nouvelles formes de conflits ou de terrorisme, ou celui sur les nouvelles formes de solidarité, on reste sur sa faim… en se disant souvent que le pire - celui que nous promet Eric Schmidt - n’est jamais sûr.
L'homme plus fort que la machine ?
L’essai demeure néanmoins intéressant. Si on sort de la lecture de ce livre - pas encore traduit en français - un brin abasourdi après un déluge de visions prospectives pas toujours très positives, on se dit aussi que l’auteur lui-même a le sentiment d’avoir poussé sa vision un peu trop loin en lisant sa conclusion. Eric Schmidt reconnaît brièvement la limite de son exposé lorsqu’il souligne que la technologie ne peut être investie de pouvoirs miraculeux (ce serait en faire un nouveau dieu…). Comme il l’écrit, la machine ne saura jamais manier l’intuition comme l’être humain. Et le monde virtuel ne s’imposera jamais comme plus puissant que le réel. En creux, c’est finalement reconnaître que la puissance d’invention et de création de l’homme est finalement insaisissable. Ce qui veut dire que le futur qu’on nous promet n’est jamais sûr.
Thibaut De Jaegher
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