[Tribune] Oui, l'intelligence artificielle appauvrit le réel... mais tout n'est pas perdu
Pour Christophe Tricot, manager Intelligence artificielle chez Kynapse, agence Big Data et Datascience d'Open (entreprise de services du numérique), et Claude Aschenbrenner, une fois les fantasmes autour de l'IA dissipés, il va falloir s'interroger sur ses véritables effets sur l'économie et la société.
En dépit de certaines rechutes, le débat public autour de l’intelligence artificielle (IA) s’est assaini. Les fantasmes autour de l’IA forte se sont estompés. Il nous faut maintenant se confronter à la réalité ici et maintenant : l’IA est utilisée pour appauvrir le réel. Or la complémentarité homme/machine, tant vantée, a besoin pour se réaliser d’une réalité riche de sa diversité et sa complexité.
Des promesses de l’intelligence artificielle…
Dès leurs premières utilisations, les technologies d’intelligence artificielle ont été présentées comme porteuses de promesses inédites avec :
- Des capacités à appréhender l’homme dans toute sa complexité : sa diversité (cultures, langues, sexes, âges, etc.), ses enjeux (santé, bien-être), son développement (éducation), son environnement (écologie), ses activités, etc.
- La fin des tâches fastidieuses car les machines dotées de nouvelles capacités dites “intelligentes” pourront laisser les humains se concentrer sur les activités créatives et à forte valeur ajoutée.
- L’avènement d’un âge d’or économique puisque ces technologies seront aussi parfaitement en phase avec le modèle des start-up, ces nouveaux acteurs qui attaquent les marchés grâce à la puissance du numérique en faisant fi des acteurs déjà en place.
- Des applications (comme les agents conversationnels, les fameux chatbots) qui vont devenir de plus en plus empathiques pour mieux nous comprendre et mieux nous servir. Nous avons tous l’image de l’assistant virtuel magnifié par le film HER.
… à la réalité des usages
Les études s’accordent pour dire que nous sommes plutôt enthousiasmés par ces nouvelles technologies. Mais elles révèlent aussi que les salariés que nous sommes ont peur pour leur emploi et au-delà pour leur métier. L’angoisse du recyclage de nos compétences devient un sujet récurrent.
Le fossé entre les promesses et les usages de ces nouvelles technologies se creusent chaque jour. Force est de constater que leurs utilisations tendent vers un appauvrissement du réel :
- Du point de vue des usages, le monde merveilleux promis au consommateur est en fait celui du vendeur où tous les actes d'achat sont stéréotypés. Produit culturel ou denrée alimentaire, les règles sont devenues les mêmes et la vision “data centric” des expériences utilisateurs conduit à des parcours clients de plus en plus optimisés, exploitant toutes les données disponibles sur l’utilisateur, dans le but de toujours mieux “convertir” (au sens du marketing, c’est-à-dire à mieux conduire le client à l’acte d’engagement, comme un achat). Paradoxalement cette quête du graal marketing passant par l'hyper-personnalisation (et l’hyper-segmentation) conduit à des expériences utilisateurs de plus en plus pauvres. En fait d'individualisation nous sommes tous enfermés dans le même entonnoir de conversion (le "funnel") de l’acquisition à l’achat.
- Des utilisateurs toujours plus captifs. Pour exister en tant qu’application il n’existe qu’une seule règle : la rétention. Cet indicateur permet de mesurer les utilisateurs actifs, ce qui détermine la valeur des applications. Et on le sait maintenant, les applications ont trouvé une arme redoutable : nos émotions. En jouant avec ce qui nous émeut, elles arrivent à nous faire produire des “shots de dopamine”. L’exemple du moment est Facebook qui choisit de mettre en avant les actualités de proches plus enclines à procurer des émotions que les actualités du monde. Les algorithmes nous réduisent à des vecteurs tout à fait prévisibles. La course à la rétention passe donc par phagocyter tout “le temps de cerveau disponible” des utilisateurs. Avec toutes ces applications qui nous assistent, nous divertissent, nous interpellent (cf. les notifications) qu’en est-il de notre capacité à dégager du temps pour nous développer ? Vous êtes en train de lire cet article, mais quelles chances a-t-il de nourrir durablement votre réflexion ?
- Un socle technologique qui s'appauvrit : Le marché des technologies d’intelligence artificielle est dominé par quelques grands fournisseurs (IBM, Microsoft, Amazon, Google et Alibaba) qui proposent des services de plus en plus similaires et par conséquent une “vision unique du monde”. Quand on regarde de plus près les services proposés par ces fournisseurs, on y retrouve les mêmes services comme le machine learning, les chatbots, le traitement des images, de la voix, du texte, etc. Cela revient à proposer de jouer avec des Legos mais avec seulement trois types de briques de la même couleur. Le fait que les données et les traitements soient également hébergés par ces fournisseurs rend plus difficile d’aller voir ailleurs. Quand vous n’avez accès qu’à trois chaînes de fast-food, vous n'êtes plus maître de votre menu.
- Des individus montés les uns contre les autres : nous passons d’un régime de mutualisation des ressources (internet libre) et des risques (assurances, protection sociale …) à un régime individualiste sans véritable débat. De surcroît, nous assistons à un refroidissement social car, en tant que citoyens, nous adaptons de plus en plus notre comportement notamment sur les réseaux sociaux car nous savons bien que l’approche “big data” (c’est-à-dire la collecte systématique des données et leur analyse) nous étudie en permanence.
Au-delà des individus, le bilan écologique est inquiétant. La puissance de calcul nécessaire à l’utilisation du cloud (c’est-à-dire des fermes de serveurs mutualisés en grand nombre facilitant ainsi leur utilisation) pour les technologies d’IA entraîne une surconsommation d'énergie et l’exploitation de terres rares dans la fabrication des machines. Par exemple, en Islande, des investisseurs bâtissent des usines informatiques aux grandes puissances de calcul). Nous avons créé une configuration redoutable combinant obsolescence programmée et déchets électroniques.
Il est urgent de favoriser la diversité !
Certains nous objecteront une vision trop caricaturale ou pessimiste des choses. Nous nous en défendons car nous sommes les premiers à reconnaître les opportunités offertes par l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies. Étant résolument optimistes, nous pensons qu’il est urgent d’utiliser ce nouveau potentiel pour développer la diversité et notamment pour :
- Rétablir l’équilibre entre les femmes et les hommes. Comme le rappelle l’association JamaisSansElles, les femmes désertent les formations scientifiques et technologiques et nous nous privons de la moitié des talents. Cette situation n’est pas viable.
- Favoriser l’appropriation de nouvelles technologies par le plus grand nombre. Il faut que les technologies sortent des laboratoires privés pour enrichir le catalogue des briques que tout un chacun pourra utiliser pour proposer de nouveaux usages. Que des centaines d’IA-Lab et d’IA-Fab éclosent ! A l’instar de Wikipedia il y a 17 ans déjà, nous devons trouver de nouveaux dispositifs pour partager les savoirs et savoir-faire avec le plus grand nombre. Cela sera possible en favorisant le “bidouillage”, en refusant la pensée unique (virtualisation du monde, réductionnisme à tous crins) au profit d’outils pour expérimenter et s’approprier les technologies (numériques ou non). Cela doit débuter en priorité avec les jeunes générations pour leur permettre d’être à la fois agiles avec les nouvelles technologies et capables de se déconnecter.
- Placer l’Homme au cœur de la conception de nouveaux produits et services. En finir avec l’utilisation des technologies qui “hackent” notre cerveau pour nous conduire vers plus de captivités cognitives. Il est temps de retrouver la maîtrise du temps car malgré les promesses récurrentes sur le temps libéré par les machines, aujourd’hui plus on est “moderne” moins on a de temps. Nous devons donc inventer de nouveaux usages de ces technologies pour supporter le développement de chacun.
- Lancer dès maintenant un vaste débat pour favoriser la prise de conscience des impacts de l’intelligence artificielle et des nouvelles technologies sur notre écosystème.
En ce début d’année, changeons d’approche et lançons de nouveaux chantiers ! Utilisons toutes et tous ces technologies pour attaquer les sujets les plus importants comme le changement climatique, la diversité, l’éducation et notre liberté cognitive. Prenons les buzzwords au mot et “disruptons” ces sujets ! Il n’est pas sûr que l’I.A puisse toujours aider mais il faut éviter qu’elle y fasse obstacle.
Les auteurs :
Christophe Tricot : à la suite de son doctorat en intelligence artificielle, il a développé son expertise ces douzes dernières années à travers différents projets entrepreneuriaux. Il a maintenant rejoint Kynapse, un cabinet de conseil en transformation digitale en tant que Manager pour développer une nouvelle offre "Intelligence artificielle et solutions cognitives".
Claude Aschenbrenner, après une longue carrière en informatique puis en audit, est maintenant consultant indépendant en management de la connaissance. Il aborde les technologies de l’I.A d’un point de vue citoyen et critique en exerçant une veille intensive sur le sujet. Il produit ponctuellement des synthèses visuelles sur l’I.A sur son blog www.serialmapper.com
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