"Connecter le monde par satellites est techniquement faisable, mais économiquement...?", s'interroge le CTO de la Nasa
En marge de la conférence parisienne Hello Tomorrow 2015, durant laquelle il est intervenu, le Dr. David W. Miller, Chief Technologist de la Nasa et professeur d'astronautique au MIT, s'est entretenu avec L'Usine Digitale.
Il a évoqué la mission vers Mars, la capacité de l'industrie spatiale à faire rêver, les méthodes de l'agence pour rester innovante, les progrès dans le développement des drones et la robotisation des satellites... et les projets d'internet par satellites de OneWeb et SpaceX.
Julien Bergounhoux
Mis à jour
01 juillet 2015
L'Usine Digitale : Pourquoi envoyer des êtres humains sur Mars plutôt que de continuer les missions robotiques ?
David Miller : Nous ne nous concentrons pas juste sur l'envoi d'humains, nous allons aussi poursuivre nos recherches scientifiques sur Mars. Mais si vous prenez le rover Opportunity, il vient de compléter un marathon de 42 km après plus de 11 ans sur Mars. En comparaison, sur la Lune, la mission Apollo 17 en a fait autant en deux jours avec deux hommes et un rover ! L'humain est un géologue de terrain très efficace. Il peut rapidement évaluer une situation, décider où se situent les éléments intéressants et effectuer les recherches pertinentes. C’est pour cela que nous allons combiner l'exploration robotique et l'exploration humaine. C’est un mixte très efficace.
Il y a une seconde raison. Au cours de l'histoire, l'humanité a relevé de nombreux défis : traverser de grandes rivières, gravir de hautes montagnes, naviguer sur les océans... Ils semblaient insurmontables. Mais à chaque fois que nous les avons relevés, la civilisation a connu de grands progrès. Je pense, comme beaucoup d’autres, que la colonisation du système solaire par l’Homme est la prochaine grande étape, et nous le concevons comme un énorme défi. Et une fois que vous réalisez toutes les ressources qui nous y attendent, il ne fait aucun doute que la civilisation avancera grandement. Il ne s’agit plus alors que de savoir quand nous le ferons.
Cette capacité à enflammer l'imagination du public, comme le fait la mission vers Mars ou le rendez-vous de Rosetta avec sa comète, est-elle essentielle pour l'industrie spatiale ?
Je pense que nous avons un rôle important à jouer en matière d’aspirations. J’ai grandi dans les années 1960, et je sais que les disciplines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques dans l’éducation ont connu une forte croissance directement en relation avec le programme Apollo. Ce que j’aime à propos du spatial c’est qu’il ne s'agit pas seulement d'un défi intellectuel, mais aussi d’une passion très émotionnelle. Et je crois qu’il ne faut vraiment pas sous-estimer l’impact de ces grandes missions en la matière.
Au MIT où j'enseigne, l’un de mes mentors avait un test qu’il faisait passer aux candidats aux postes d'enseignants. Un test d’aérodynamique ? Une équation d'Euler ? Non. Il les emmenait déjeuner à l’extérieur. Et quand un avion passait au-dessus d'eux, il regardait s'ils levaient la tête. Est-ce qu’ils vivaient dans un monde en 2D ou en 3D ? Et ça faisait toute la différence. Il recherchait ceux qui regardaient en l’air, et nous aussi.
"Ce que j’aime à propos du spatial c’est qu’il ne s'agit pas seulement d'un défi intellectuel, mais aussi d’une passion très émotionnelle."
La propulsion est l'un des domaines qui a le moins évolué au fil des ans. Quelle sera la prochaine grande avancée ?
Jusqu’à présent nous nous sommes beaucoup reposés sur les réactions chimiques. Si vous regardez certains des meilleurs moteurs-fusées au monde, comme par exemple le RS-25 de la navette spatiale, dont une variante sera utilisée pour la mission vers Mars, ce sont grosso modo des moteurs à vapeur. Ils brûlent de l’oxygène et de l’hydrogène pour créer de la vapeur qui propulse la fusée.
L’une des grandes avancées à venir est la propulsion au plasma, dite électrique. Au lieu d’avoir les 4 km/s de vitesse d'éjection des gaz obtenus par le RS-25, on peut obtenir quelque chose de l’ordre de 40 km/s. La poussée est moindre, mais ces moteurs sont beaucoup plus efficaces. Pour la mission vers Mars, nous voulons expédier la cargaison en avance pour pouvoir installer la base grâce à des robots, préparer le véhicule de retour et vérifier que tout est prêt avant d’envoyer l’équipage humain. C’est cela la grande avancée, de pouvoir envoyer tout cet équipement à l’avance grâce à une méthode de propulsion hautement efficace.
Vos propres recherches concernent en particulier les satellites modulaires et reconfigurables. Quand verra-t-on ces technologies en application ?
Très prochainement. L'un des domaines sur lequel je me concentre particulièrement est celui des télescopes. Le télescope spatial James Webb, qui est un partenariat avec l'ESA, se déploiera une fois mis en orbite. L'assemblage de grands télescopes directement dans l'espace, au point de Lagrange Soleil-Terre L2, est un type de reconfiguration. Je pense que cette capacité sera une grande étape.
Il y a aussi le domaine de l’entretien des satellites. A l’heure actuelle on traite les satellites comme si on achetait une voiture de luxe avec le plein qu'on abandonne lorsqu'elle n’a plus d'essence. Donc on réfléchit à comment les ravitailler, les réparer, ce genre de choses. Nous travaillons sur ces questions sur la Station spatiale internationale, et d'autres travaillent à l'entretien de satellites en orbite géosynchrone.
Enfin, une autre dimension de la reconfiguration est le changement d’orbite des satellites. Si vous avez un satellite défectueux dans une constellation, il est par exemple intéressant de pouvoir déplacer les autres satellites pour regagner la zone de couverture sans avoir à attendre un remplacement.
Est-ce que vous pensez que les concepts d'avions spatiaux comme le X-37B de l'US Air Force ou le SNC Dream Chaser ont un avenir ?
Les capacités de réutilisation sont importantes et nous souhaitons qu’elles deviennent une réalité. Nous l'avons essayé avec la Navette spatiale, mais elle était trop chère à remettre à niveau après chaque vol. SpaceX essaie aussi de récupérer ses premiers étages, l’une des parties les plus chères du lanceur. Ce n’est pas un avion spatial mais c’est une forme de réutilisation.
Je pense que le milieu des lanceurs cherche encore le juste équilibre entre quelle partie doit être réutilisable, et donc récupérable, et quelle partie peut rester à usage unique. On voit à l'heure actuelle plusieurs acteurs essayer différentes approches. On verra qui va gagner !
Que pensez-vous des projets de SpaceX et OneWeb de lancer d'importantes constellations de microsatellites pour connecter la planète entière à Internet ? Est-ce réalisable ?
Techniquement c'est faisable, la vraie question est de savoir si c'est économiquement viable. Ce n’est pas la première fois que l’idée est avancée. Dans les années 90, Teledesic et quelques autres ont essayé d’en faire autant, mais sans succès. Teledesic notamment faisait des miracles avec son procédé de fabrication de satellites, mais il n’avait pas le niveau de retour sur investissement des concurrents "terrestres" qui posaient de la fibre optique.
Qu'est-ce qui a changé depuis ? Trois éléments clés sont à prendre en compte pour calculer la rentabilité de ces systèmes fortement distribués : le coût de fabrication des satellites, le coût de lancement, et le coût des opérations au sol. Je pense qu’à l’heure actuelle les lancements et l’automatisation des opérations sont bien plus avancés qu’ils ne l’étaient à l’époque. Donc je dirais que c’est possible, et j’espère qu’ils réussiront. Internet partout et pour tout le monde, cela serait fantastique. Mais bon, nous nous disions la même chose dans les années 90...
Est-ce qu’ils ne poseront pas un risque en matière de débris spatiaux ?
Certains disent cela à propos des petits satellites, qu'ils ne font qu'ajouter aux débris spatiaux, mais nous sommes vraiment attentifs à la gestion de ce problème. Soit le satellite est placé de telle manière que son orbite décline et qu'il se désintègre dans l'atmosphère sous 25 ans, soit il dispose d’un système actif de rentrée atmosphérique. C’est géré au niveau international.
L'espace est aussi très vaste et la densité des débris reste très faible, le problème est qu’ils se déplacent très vite. Mais je pense qu’il y a un mouvement pour rendre les petits objets plus visibles, un peu comme avec les transpondeurs pour l’aéronautique. Comme ils sont difficiles à traquer passivement à cause de leur taille, nous commençons à y installer des systèmes qui leur permettent de se manifester à nous.
Pour rester agiles, il nous faut des partenaires. Nous ne pouvons pas être une agence isolée.
Sur Terre, la Nasa travaille sur les drones, qu’il s'agisse de systèmes anticollision ou de contrôle aérien. Est-ce parce que vous pensez que les drones sont amenés à devenir partie intégrante de la société ?
Je pense que tout comme pour les petits satellites, cela va dépendre du marché et des usages qui seront trouvés à la technologie. Qu’il s’agisse de la livraison de colis, de support en milieu dangereux comme le suivi de feux de forêts, ou de la surveillance de sites, par exemple agricoles. Il y a un fort potentiel et c’est bien qu’autant de gens s’intéressent à toutes ces possibilités d'usages différentes.
En ce qui concerne la Nasa, nous ne nous intéressons pas aux applications spécifiques, il s’agit plutôt de faire en sorte que les aéronefs autonomes ou pilotés à distance ne rentrent pas en conflit avec l’espace aérien plus général. Cela implique aussi de déterminer le rôle que les petits aérodromes peuvent avoir à jouer, ou de savoir comment gérer la proximité avec un grand aéroport comme Charles de Gaulle. Ce sont des développements très intéressants.
La Nasa est une organisation massive. Comment faites-vous pour rester agiles et innovants malgré votre taille ?
Il y a beaucoup de technologies que nous pourrions utiliser et beaucoup de défis que nous essayons de relever, mais on ne peut pas tout inventer ni tout financer. Notre philosophie se résume par "Lead, Adapt, Follow" (mener, adapter, suivre). S’il y a une technologie que nous sommes les seuls à vouloir, comme par exemple un système de support de vie dans l’espace, nous prenons la tête dans ce domaine. Mais pour les processeurs résistants aux radiations par exemple, il existe toute une industrie spécialisée dans la fabrication de processeurs, donc on voit avec eux comme adapter leur technologie plutôt que de la réinventer à partir de zéro.
Enfin, on suit ce que d’autres font avec intérêt, et lorsque leur technologie est prête, on l’achète. La clé est de bien discerner quand faire quoi. Car on adorerait tout construire nous-même, mais on ne peut pas se le permettre. C’est l'un des aspects de notre flexibilité : pouvoir obtenir ce dont on a besoin sans avoir à tout construire. Cela implique, pour rester agiles, d'avoir des partenaires. Nous ne pouvons pas être une agence isolée.
Cela passe aussi par l'apport d'idées venues de l'extérieur. Par exemple, mon poste de Chief Technologist à la Nasa est renouvelé tous les deux ans. L’agence fait venir des gens de l’extérieur à ce poste afin d’avoir une perspective nouvelle. Même chose pour le Chief Scientist et même pour les dirigeants de l’agence, qui sont des nominations politiques.
Il est également essentiel que nous collaborions avec le secteur privé, et avec ce que nous appelons le secteur émergent, ce que SpaceX a été, même s’ils sont bien établis maintenant. De même pour le milieu académique, dans lequel il y a beaucoup d’idées novatrices. Enfin, il y a nos partenaires internationaux. Quand on regarde les missions de la Nasa, elles ne sont souvent pas strictement des missions américaines, mais des collaborations internationales. Qu’il s’agisse de Curiosity, du James Web télescope ou de beaucoup d’autres… Comme pour tout autre type de recherche, il est essentiel de se tenir au courant de ce que font les autres. On n'y arrive pas toujours, mais on essaie de le faire du mieux possible.
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