Crise bancaire aux États-Unis : "Sortir de l'amateurisme et adopter un vrai système de risk management"
Bruno Biais, économiste et professeur d'économie et de finances à HEC, analyse les récentes faillites bancaires aux États-Unis et les questions qu'elles soulèvent pour les start-up du secteur de la crypto.
L'Usine Digitale. Peut-on résumer la crise bancaire déclenchée par SVB à une crise de liquidité ?
Bruno Biais. D'une certaine manière, ce qui se passe actuellement est plus grave qu'un problème de liquidité. On peut envisager qu'une banque soit solvable, mais pas liquide. Là, la valeur des actifs des banques qui ont fait faillite a beaucoup chuté. Une banque n'est plus solvable lorsque la valeur de ses dettes est supérieure à la valeur de ses actifs. Or, elles étaient moins bien capitalisées que les banques françaises par exemple. On s'est donc retrouvé avec des dettes qui valaient plus que les actifs, et à partir du moment où elles n'étaient plus solvables, elles ont fait face à un problème de liquidités.
La hausse rapide des taux en est-elle la cause principale ?
Le niveau actuel des taux n'est pas si élevé. Il pourrait très bien continuer à monter. La vraie variable intéressante à observer, c'est de combien la valeur des actifs détenus par les banques baisse. Puisque lorsque les taux montent, la valeur des obligations baisse.
Les pertes latentes des portefeuilles obligataires des banques américaines, qui ont investi l'afflux de liquidités de ces dernières années dans les bons du Trésor, avoisineraient les 600 milliards de dollars. Qu'en est-il en Europe et au sein de la BCE, qui a racheté massivement de la dette publique ?
Il est très probable qu'en France, en tout cas, il n'y ait pas lieu de s'inquiéter. Mais pour le savoir précisément il faudrait regarder trois choses : l'exposition des banques à la hausse des taux, si elles se sont couvertes contre cela, et quelle fraction des dépôts ne sont pas assurés. On sait que chez SVB, une majorité de dépôts dépassait le seuil des 250 000 dollars assurés par le fonds de garantie des dépôts. Quant à la BCE, elle a enregistré une perte avant reprise de provision en 2022 pour la première fois depuis 2004. Mais la situation d'une banque centrale est différente : elle peut toujours émettre de la monnaie.
La crise actuelle remet en question la politique de resserrement monétaire de la Fed. Cela pourrait-il avoir des répercussions sur la hausse des taux directeurs de la BCE, censée juguler l'inflation ?
Cela pourrait effectivement ralentir la hausse des taux de la BCE. Un des grands soucis des banques centrales, c'est que les banques ne fassent pas faillite. Cela dit, en Europe nous n'avons pas ce tissu de petites banques spécialisées comme SVB dans les start-up, ni ce microcosme de la Silicon Valley où les entrepreneurs se connaissent tous, et ont fait fortune très rapidement sans forcément maîtriser les fonctionnements de la finance. Quand on voit que Circle avait placé plusieurs milliards de dollars en cash chez SVB, c'est un amateurisme incroyable !
Les faillites de Silvergate Bank et de Signature Bank soulignent les difficultés d'accès des start-up de la crypto au système bancaire. Est-ce aussi la faillite de la philosophie du web3, censée justement reposer sur un monde décentralisé qui se passe des acteurs bancaires traditionnels ?
Au départ, la philosophie du créateur de Bitcoin est de s'affranchir du système bancaire, et c'est le cas, tant pour Bitcoin que pour la finance décentralisée. Le problème, c'est que les cryptomonnaies sont très volatiles, ce qui conduit les investisseurs à rechercher des actifs plus stables. C'est là qu'entrent en jeu les stablecoins, qui essaient de créer un pont entre ce qui se trouve sur la blockchain et ce qui se trouve dans la banque. Ce qui revient à s'exposer de nouveau aux risques des intermédiaires financiers. À partir du moment où on sort de la blockchain, ces intermédiaires peuvent faire de grosses bêtises avec l'argent qui leur est confié. Ce que fait le protocole Maker DAO avec DAI, un stablecoin indexé sur le dollar, n'est pas idiot. Tout reste à l'intérieur de l'écosystème de la blockchain car il est collatéralisé à hauteur de 150% avec d'autres actifs logés sur la blockchain, et non adossé à des dollars stockés sur un compte bancaire. Je vois la crise actuelle comme une mise en garde plutôt qu'un désaveu complet. Il faut que le système soit surveillé.
En Europe, le règlement MiCA va imposer des réserves de liquidité minimales en cash aux stablecoins.
La régulation MiCA est une bonne chose, au sens où le secteur a besoin de plus de transparence. Il faut savoir où sont les réserves, comment elles sont investies, sur des actifs risqués ou non… Il faut surtout un vrai système de risk management.
Dans tous les cas, les start-up de la crypto sont comme toutes les entreprises, elles doivent disposer d'un compte bancaire pour payer les salaires, les fournisseurs, etc.
Les cours étant trop volatiles, les gens n'ont pas envie d'être payés en cryptomonnaies. Cependant, quand le système bancaire s'est grippé au Liban, par exemple, les stablecoins ont pris le relais pour certaines entreprises. Je peux aussi citer l'exemple du Zimbabwe, où les paiements en bitcoin ne fonctionnent pas si mal face à l'inflation galopante. Le Salvador n'est pas le meilleur exemple. Son expérience n'est pas très concluante, elle se serait mieux passée si le pays avait adopté un stablecoin comme monnaie nationale, il aurait été plus fonctionnel. Mais les cryptomonnaies peuvent s'avérer vraiment utiles dans les économies où on ne peut pas faire confiance au système bancaire et à la banque centrale.
Aujourd'hui les cryptomonnaies reprennent du poil de la bête en s'appuyant sur une perspective de ralentissement de la hausse des taux d'intérêt. La politique des banques centrales a-t-elle créé une bulle des crypto-actifs ?
En ce moment les cours sont corrélés aux variations des taux, mais avant ils ne l'étaient pas et il est très possible que dans un an ils ne le soient plus. Auparavant, les cryptomonnaies étaient très corrélées entre elles mais avec rien d'autre. Quand les investisseurs institutionnels se sont mis à investir dans la crypto, elles se sont corrélées avec les marchés financiers. Le lien avec les taux est la capacité des intermédiaires financiers à investir dans les crypto-actifs. Si les banques centrales coupent le robinet, ils ne vont plus pouvoir investir. Je ne sais pas si on peut parler de bulle, en revanche il y avait un excès de confiance.
Bruno Biais est professeur d'économie et de finances à HEC, et auteur de travaux de recherche sur les cryptomonnaies et la blockchain.