Fabriquer les usages du quotidien grâce aux prétotypes
En ce moment, vous lisez peut-être cet article sur votre mobile. Vos doigts interagissent "naturellement" avec l’écran, font défiler le texte, zooment ou cliquent sur un lien. Il se peut que vous répondiez à des messages, lisiez des notifications ou notiez un rendez-vous sans cesser votre lecture. Ces nouveaux usages font partie de notre quotidien, nous les répétons des dizaines de fois par jour. Ils sont rendus possible par une conjonction subtile de fonctionnalités et d’interfaces, à la fois matérielles, graphiques et logicielles. Cet ensemble crée une expérience utilisateur plus ou moins fluide, rapide et intuitive.
Comment crée-t-on ces interfaces, ces fonctionnalités, ces expériences ? Comment sont conçus ces parcours qui nous facilitent la vie et nous rendent accros à ces appareils ? Je souhaitais vous relater deux histoires emblématiques de l’ère numérique : la création du Palm Pilot et celle de l’Apple Watch. Ces deux exemples se déroulent à 20 ans d’intervalle mais partagent la même ambition : créer des produits qui non seulement fonctionnement parfaitement, mais que vous aurez encore envie d’utiliser l’année prochaine.
Au commencement était un bloc de bois
Le Palm Pilot a été la première réussite commerciale d’un terminal portable grand public dans les années 90. Avec son écran tactile, son stylet et son logiciel de reconnaissance d’écriture manuscrite, il ne ressemblait à rien de connu jusqu’alors. Dans la "Philosophie de la poche", Leander Kahney nous raconte comment Jeff Hawkins, le co-créateur du Palm, a simulé pendant plusieurs mois les usages virtuels de son appareil bien avant de le fabriquer. Quand on demanda à Hawkins quelle serait la taille idéale pour un tel appareil, il répondit : "essayons la poche de chemise". Plutôt que de travailler en laboratoire, il eut l’idée de simuler ce que serait un appareil de ce type et ce qu’on pourrait faire avec. Pour cela il tailla un morceau de bois de la taille et de la forme de l’objet imaginé, qu’il porta dans sa poche pendant des semaines. Était-il libre à déjeuner ? Hawkins sortait son morceau de bois et cliquait dessus comme pour vérifier ses disponibilités. Il essaya également différentes configurations d’affichage de boutons et d’écrans en utilisant des feuilles de papier collées sur son bloc. "Les gens prenaient Jeff pour un fou en le voyant prendre des notes, vérifier ses rendez-vous et synchroniser un petit bloc de bois avec son PC, faisant tout comme si ce bout de bois était un ordinateur qui tenait dans sa main".
Pour tester la reconnaissance d’écriture manuscrite, le fondateur écrivait sur des morceaux de papier toute la journée. Il n’écrivait pas des lettres les unes à côté des autres, mais les unes SUR les autres, afin de simuler l’usage souhaité. Ses petits blocs de papier finissaient couverts de gribouillis indéchiffrables.
La méthode a payé : lancés avec 512 K de mémoire (et oui, c’était au siècle dernier) pour 299 dollars, les Palm Pilot connurent un vrai succès commercial jusqu’au départ de l’équipe fondatrice en 1998. Au-delà de la taille, c’est bien le logiciel qui séduisit leur public, avec une grande facilité pour gérer son agenda, ses contacts, ses tâches et les synchroniser avec son PC. Le Palm Pilot a ouvert la voie pour ses successeurs les smartphones, en simplifiant et fluidifiant des usages jusqu’alors impossibles.
Un iPhone attaché par une bande velcro
Près de 20 ans après, une méthode à peu près similaire était mise en œuvre pour créer un autre appareil révolutionnaire : l’Apple Watch (lire l'article complet ici). L’enjeu n’est pas anodin pour la firme qui a inventé l’iPod, l’iPhone et l’iPad : qu’est-ce que ce nouvel appareil pourrait apporter à la vie des gens ? Quelles nouvelles choses pourrait-on faire avec un appareil que l’on porterait au poignet ? L’équipe de designers formée autour de Jonathan Ive trouva la raison d’être de la Watch : votre iPhone est en train de ruiner votre vie, nous devons inventer un moyen de vous en délivrer.
20 ans après le Palm Pilot, nous sommes soumis à la "tyrannie de la distraction", qui nous fait consulter sans relâche l’écran de notre smartphone à chaque bip, vibration, pop-up ou "pastille" de notifications. "Que se passerait-il si nous disposions d’un appareil que nous ne pourrions pas – ou ne voudrions pas – utiliser pendant plusieurs heures ? Que se passerait-il si cet appareil pouvait filtrer toutes les bêtises que l’on reçoit et nous transmettre uniquement les informations les plus importantes ? Cet appareil pourrait à nouveau changer nos vies". Après avoir créé en grande partie notre problème avec l’iPhone, Apple eu donc la noble l’ambition de nous en libérer avec la Watch.
L’ironie est que, pour inventer un appareil destiné à nous libérer de notre smartphone, l’équipe a conçu un prototype utilisant un... iPhone attaché au poignet avec un velcro. Le software étant plus rapide à modifier que le hardware, l’équipe avait besoin de trouver un moyen simple de tester les usages "au poignet". Ce "simulateur" (on retrouve le concept de Hawkins décrit plus haut) affiche en taille réelle les interfaces de la montre sur son écran. Un "remontoir numérique" a également été créé, que l’on pouvait faire tourner sur l’écran. Mais il rendait mal la sensation physique. Ils utilisèrent alors un vrai remontoir de montre, fiché dans le "dock connector", la prise située sous le smartphone.
Avec ce prototype, ils commencèrent à tester les fonctionnalités qui pourraient remplacer celles de notre iPhone. La messagerie apporta de précieuses informations : impossible par exemple de garder le bras en l’air plus de 30 secondes, il fallait changer radicalement la manière de composer ou répondre à un message. Ainsi naquit Quickboard, une application qui lit vos messages et vous suggère des réponses sur lesquelles il suffit de cliquer. Exemple : vous recevez un message "veux-tu aller au ciné ou au resto ce soir ?", les mots "ciné" ou "resto" apparaissent automatiquement. Une seule pression suffit pour répondre.
Autre nouvelle interface : Short Look. Votre montre vous envoie une "tape" sur le poignet (la montre peut communiquer avec vous grâce à différentes intensités et rythmes de "tapes", comme si un doigt vous tapotait sur le poignet), ce qui signifie que vous avez reçu un message. Vous soulevez votre poignet, votre montre affiche "nouvel article du blog de 15marches" : cela ne vous intéresse pas, vous rabaissez votre poignet et la notification disparaît immédiatement. Si vous gardez votre poignet en l’air, le message complet apparaît à l’écran. L’équipe a ainsi réinventé toutes les interfaces utilisateurs de nos actions quotidiennes dans le même objectif : recevoir la bonne information de la manière la moins intrusive possible. Je vous renvoie au descriptif complet des nouvelles fonctionnalités ici.
Du prétotype au produit minimal viable
En août 2010, Alberto Savoia inventa le concept de "prétotype" pour qualifier la démarche développée par Hawkins pour le Palm Pilot. Le néologisme est issu de la contraction de pretending (simuler, faire semblant, prétendre) et de prototype. Selon la définition de l'OCDE un prototype est "un modèle original qui possède toutes les qualités techniques et toutes les caractéristiques de fonctionnement du nouveau produit." (Wikipedia).
Savoia distingue les deux notions. Le prototype pose les questions suivantes :
- Peut-on le construire ?
- Va-t-il marcher comme prévu ?
- Combien va-t-il coûter / consommer ?
Alors que le prétotype vise à répondre aux questions :
- Vais-je l’utiliser ?
- Les gens vont-ils l’acheter ?
- S’ils l’achètent, sera-t-il utile aux gens ou finira-t-il dans un tiroir au bout de quelques mois?
L’ingénieur quitta par la suite Google son employeur pour devenir conférencier et évangélisateur du prétotype.
Le concept de prétotype rejoint selon moi celui de "produit minimal viable" utilisé dans la méthode lean start-up. Le produit minimal viable (PMV) n’est pas une version plus légère ou non finie du produit imaginé, elle est le produit qui permettra de passer par les étapes "produire / mesurer / apprendre" (test and learn), moyennant un coût minimal.
"Contrairement aux méthodes de développement produit traditionnelles qui nécessitent une longue période de réflexion pour tenter d’atteindre d’emblée la perfection, le rôle d’un PMV est de lancer le processus d’apprentissage par feed-back, et non d’y mettre fin", selon Éric Ries. Dans le cas du Palm Pilot, le morceau de bois et les feuilles de papier de Hawkins suffisaient pour tester différents schémas d’ergonomie. Pas besoin de construire un vrai PDA pour cela. Il n‘était pas non plus nécessaire de construire une vraie montre pour tester les nouvelles interfaces développées par les designers.
Ces deux expériences sont emblématiques des méthodes d’innovation actuelles. On n’innove plus comme dans les années 60 : aujourd'hui la vitesse et la capacité à trouver l'adéquation produit/marché priment sur la performance et l’invention technologique. Ces méthodes de prototypage se sont répandues dans tous les domaines, du hardware au software, de l'industrie aux services. Alors, prêts à tailler vos "bouts de bois" ?
Cet article a été initialement publié sur le blog de 15marches.
Stéphane SCHULTZ est fondateur de 15marches, agence de conseil en stratégie et innovation. Suivez-le sur twitter @15marches
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