"Plus jamais de loi Travail, c'est-à-dire sans concertation alors qu'elle concerne tout le monde", explique Mounir Mahjoubi
Le président du Conseil national numérique a reçu L'Usine Digitale pour détailler et décrypter sa feuille de route.
Dans cet interview, il explique quelle sera sa méthode pour stimuler les ventes en ligne des PME ou le projet du CNNum pour l'inclusion numérique des personnes en situation de fragilité.
Il a aussi abordé plusieurs questions d'actualité, comme la réforme des minima sociaux ou le dialogue avec les citoyens à l'heure du numérique.
Et ce n'est sûrement pas un hasard si la feuille de route prend des allures sinon de programme, ou du moins de discours de la méthode.
Décontracté mais précis, tels sont les deux adjectifs qui résument le nouveau président du Conseil national du numérique (CNNum), Mounir Mahjoubi, qui a pris ses fonctions il y a deux mois à peine. Dans l'interview qu'il nous a accordée, il dresse la feuille de route des travaux du Conseil pour les mois à venir et réagit aaux sujets d'actualité. Le tout avec une particularité singulière dans ce monde où le globiche version franglaise est une langue vivante, le jeune fils de pub se singularise sacrément, parlant un français avec 0% (ou presque) d'anglicismes.
L'Usine Digitale : Deux mois après votre installation à la présidence du CNNum, quelles premières leçons tirez-vous ?
Mounir Mahjoubi : Je me rends compte de l'intérêt majeur que revêt le sujet numérique pour beaucoup de gens. C'est à la fois une chance et une très grande responsabilité. Le président de la République, le Premier ministre, les ministres, les députés et sénateurs, les représentants syndicaux ou associatifs considèrent que c'est un dossier majeur. En conséquence, nous sommes écoutés très attentivement, très sérieusement. De par notre composition et notre mission, le CNNum est considéré par nos interlocuteur comme pouvant apporter quelque chose que les autres n'ont pas. Le CNNum, c'est 30 personnes qui ont pour métier le digital.
Quelles sont les plus grandes résistances que vous avez découvertes ?
Certaines formes de résistance au numérique sont très légitimes. Les salariés qui n'ont pas été formés depuis 30 ans et auxquels on envoie la transformation numérique pour leur expliquer qu'ils doivent tout changer vivent une violence incroyable. Ils n'ont pas été préparés, ils n'ont pas été formés. Idem pour le fonctionnaire dont on supprime le guichet en lui disant que maintenant tout va se faire en ligne. Actuellement, il n'existe pas de formation pour les directeurs régionaux d'administration sur la transformation numérique. Nous voulons vite ouvrir une discussion sur ce thème. Ce sont des sujets qui ne nécessitent pas de lois, mais du dialogue, des adaptations.
D'autres formes de résistance me semblent moins légitimes. On les trouve partout, dans les partis politiques, les administrations, les petites et les grandes entreprises : c'est la résistance de ceux qui ont peur de perdre quelque chose. Toutes les grandes entreprises ont nommé un patron du digital. Mais derrière, dans les échelons intermédiaires, il y a beaucoup de personnes qui bloquent car ils craignent pour leur position. Et je ne vous parle pas des secteurs qui voudraient figer les situations. Il suffit parfois d'un mot, et nous sommes bombardés de tweets, de mails pendant une semaine... Certains sont très très bien organisés.
Qu'a fait le nouveau conseil pendant ces deux mois ?
Nous nous sommes réunis deux fois. Être composé de 30 experts cela signifie avoir 30 personnes autour de la table qui ont une voix importante. L'enjeu pour le groupe est de construire ensemble une réflexion riche, intégrant toutes les voix. Ainsi, nous avons défini lors de la première réunion les sujets que nous allons traîter pendant le mandat à venir : l'enseignement supérieur, les PME, l'inclusion numérique. Nous allons aussi entamer une réflexion sur la blockchain et sur le text data mining (TDM).
Que peut le CNNum pour les PME ?
La question du numérique et des PME est très vaste. Cela va de la transformation de l'outil de production à celle de l'offre, à la commercialisation en ligne mais c'est aussi la transformation culturelle des PME. Nous avons considéré qu'il existait déjà un plan Industrie 4.0 qui travaille sur certains de ces points, que d'autres sont davantage du ressort du chef d'entreprise. C'est pourquoi nous avons décidé de travailler sur la numérisation des PME autour des questions de la commercialisation en ligne des produits et services.
Les données européennes nous ont confirmé l'importance de ce sujet, notamment ce qu'on nomme l'e-exportation, soit les exportations réalisées grâce à la vente ligne. En France, elles représentent moins de 10% des exportations. En Allemagne, le taux est de 30%. La France est un mauvais élève européen, et l'Europe est plutôt mal classée.
Que pouvez-vous faire ? N'allez-vous pas avoir une difficulté majeure pour mettre en place des dispositifs spécifiques pour les PME ?
Pour tout dire, j'avais des intuitions, mais je viens du monde du design thinking, une méthode que nous appliquons sur ce sujet. Les intuitions c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Les gens qui font l'étude pour nous ne savent rien de mes hypothèses. Il faut interroger des chefs d'entreprise, recueillir leur témoignage, les écouter. Et nous aviserons en fonction des résultats. Si le blocage est réglementaire, nous verrons comment faire évoluer la réglementation. S'il est bancaire, parce que 92% des projets des PME sont financés par les banques, nous verrons comment dépasser ce frein. Si, à l'issue de ce travail, nous découvrons que les PME ne vendent pas en ligne parce qu'elles ne le souhaitent pas, nous en prendrons acte aussi.
Dans un second temps, quand le diagnostic sera fait, nous allons travailler avec les PME pour voir avec elles quelle serait la meilleure façon pour l'Etat de les accompagner. Mais attention, nous ne serons pas le cabinet de conseil des PME pour les accompagner dans leur transformation numérique. Notre approche est de créer le meilleur parcours citoyen, pour faire un parallèle avec le parcours client.
Une réflexion sur le sujet a lieu en ce moment en Europe. Ne risquez vous pas de la doublounner ?
Je vais rencontrer Andrus Ansip et Günther Oettinger, les commissaires européens qui travaillent sur ces sujets, la semaine prochaine. Leur approche est différente et leur travail complémentaire au nôtre. Ils font en sorte que les réglementations nationales n'empêchent pas les ventes transfrontalières. Le dirigeant de PME qui veut exporter sur Internet se dit peut-être "je n'y vais pas, car je vais avoir cinq réglementations différentes." Il ne peut pas faire face à cela. C'est symétrique pour les consommateurs. Ils se disent peut-être que s'ils achètent en dehors de leur Etat ils n'auront pas les mêmes protections, les mêmes recours, les mêmes droits...
Parmi les dossiers sur lesquels vous travaillez figure aussi l'inclusion numérique. Quel sera votre angle ?
On l'oublie parfois, mais une partie de la population est plus ou moins exclu du numérique. Certains le sont définitivement et n'apprendront jamais, notamment en raison de leur âge. Pour d'autres, il faut mieux les accompagner. Dans ce domaine, notre principale difficulté est la multiplication des initiatives, la diversité des accompagnements qui sont proposées et qui changent d'un territoire à un autre. Il n'y a aucune normalisation. Cela crée des tensions qui peuvent être fortes. Par exemple, les syndicats d'assistantes-sociales s'alarment de voir ces dernières devoir faire du secrétariat en ligne. Leur métier est plus psychologique, dans une aide personnalisée à chaque personne. Elles n'ont pas envie de ne pas aider une famille qui a besoin de faire une inscription au RSA en ligne, mais elles s'inquiètent de la transformation de leur métier.
La bonne nouvelle c'est que dans certains endroits cela se passe très bien, comme, par exemple, dans le département de Seine-Saint-Denis, où tous les mois les services sociaux se réunissent. Ils échangent des informations pour savoir qui fait quoi, qui en est où...
Une personne exclue peut très vite se décourager si les démarches sont trop complexes, ou variables d'un organisme à un autre. Nous voulons faire un bilan de ce qui marche ou non. Pour cela nous allons travailler avec le département de Seine-Saint-Denis, Emmaüs Connect et avec la mission Société Numérique de l'agence du numérique [l'ex Délégation aux usages d'Internet, NDLR], qui possède une expertise sur les systèmes de médiation sociale. D'une ville à l'autre, cela peut changer. Sur l'inclusion, nous voulons offrir un lieu serein de discussion pour tout le monde, pour trouver les meilleures solutions pour les exclus.
Qu'est-ce qui a motivé votre "saisine" de la question du text data mining (TDM) ?
Actuellement, le TDM est interdit par la loi en France, mais autorisé au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Japon. Pour les chercheurs français, c'est important de pouvoir accéder aux travaux scientifiques pour procéder à ce nouveau mode de travail universitaire. Il faudrait envisager une nouvelle exception au droit d'auteur, ce que les éditeurs ne voient pas d'un très bon oeil. Pour nous, le TDM est une question urgente pour la science et nous voulons une exception pour la recherche publique à des fins publiques sur des fonds publics. Il n'est pas question d'autoriser le libre accès aux articles scientifiques à des firmes mondiales qui ont les moyens de payer.
Nous soutenons totalement les scientifiques, car le CNNum est le lobby de ceux qui n'en ont pas. Dans ce dossier, les scientifiques ne sont pas les mieux armés pour aller voir les députés et les sénateurs pour argumenter, quand les tenants de l'autre position sont aidés par des cabinets d'avocats et d'influence.
Comment les soutenez-vous ?
Par exemple, alors que la question revient au Sénat, nous avons envoyé un texte à chaque sénateur qui récapitule notre position.
Vous ne travaillez pas sur la démocratie, l'engagement numérique, alors qu'avec Nuit debout ou la mobilisation contre la loi Travail, on voit bien de nouvelles formes émerger. Pourquoi ce paradoxe ?
Nous avons un chantier sur ce sujet, puisque nous allons dresser le bilan de l'expérimentation sur la loi République numérique. Nos travaux s'inscriront dans la présidence française de l'Open Government Partnership (OGP) qui s'ouvrira à l'automne.
Il faut consulter les Français sur les lois qui les concernent vraiment, car il y a une vraie envie, un vrai besoin de participation. J'ai envie de dire "plus jamais de loi Travail !", c'est-à-dire une loi qui concerne tout le monde et pour laquelle on ne consulte personne. Je ne dis pas que c'est une bonne ou une mauvaise loi. Je ne me prononce pas sur ce sujet. Mais je regrette qu'on n'ait pas organisé une consultation à son sujet.
Allez-vous vous impliquer dans la présidentielle ?
Oui, à notre façon, notamment en participant à la demande de France stratégie. Nous n'allons pas rencontrer les candidats à l'élection. Nous allons plutôt exposer comment nous voyons la France entre 2017 et 2025 et faire une liste de propositions que nous mettrons à disposition du prochain gouvernement.
Le premier ministre a annoncé une refonte des minima sociaux. Y voyez-vous un premier pas vers le revenu universel qui a été promu dans le rapport sur le travail réalisé par votre prédécesseur ?
Ce sont deux questions liées mais très différentes. Il est urgent de refondre les minima sociaux, car le taux de non-utilisation est beaucoup trop élevé. Pour les gens aux RSA, c'est un véritable cauchemar. La refonte des minima sociaux est une urgence absolue, il faut la faire au plus vite. Une fois cette simplication réalisée, il sera plus simple de discuter du revenu universel, ou revenu de base garanti... il y a différents noms. Cette étape pose une question supplémentaire par rapport à celle des minimas sociaux. C'est un changement du pacte français. Pour revenir sur le rapport Thieulin, nous avons dit que c'était une piste intéressante et qu'il fallait une étude macro-économique complémentaire pour en étudier la faisabilité.
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