Une "éthique by design" pour interroger l'économie numérique, propose Flora Fischer
Flora Fischer, doctorante en philosophie des technologies (Sorbonne) et chargée de programmes de recherche au Cigref, a travaillé pour ce dernier sur le thème de l’éthique du numérique.
Une vaste question à l’heure où les plates-formes, les services et les produits du secteur influent sur l’ensemble de la société.
Entre les algorithmes, les big data, la vie privée, le quantified self, l’automatisation, l’autonomie des machines, Flora Fischer propose une approche "éthique by design", complémentaire à celle de "Privacy by design".
Emmanuelle Delsol
L'Usine Digitale : A l’heure des big data, des plates-formes, du quantified self ou même du transhumanisme, l’éthique du numérique semble une question très ambitieuse, voire sans fin... Pour commencer, pouvez-vous nous en donner votre définition ?
Flora Fischer : La technologie numérique est à la fois relationnelle, d’usage et fabriquée, comme toute technologie. L’éthique du numérique est donc à la fois une éthique des usages et de la conception. La distinction entre le bien et le mal, par exemple, se rattache davantage à la morale, plus absolue. Dans l’éthique, on contextualise davantage, on met en perspective. On parle de justice, de dignité, de loyauté… L’idée d’une éthique du numérique, c’est d’adapter les grands principes connus d’une éthique normative (l’éthique de la vertu, l’éthique du conséquentialisme…) au contexte, en l’occurrence, du numérique.
Pourquoi ces questions se posent-elles particulièrement maintenant ?
Dans l’Histoire, effectivement, chaque fois qu’une technologie est apparue, ces questions se sont posées. Avec la machine à vapeur, les chemins de fer… Et depuis l’apparition d’Internet, il existe une réflexion sur les usages, autour des notions du droit, de l’autorégulation. C’est nécessaire car c’est une ouverture nouvelle sur le monde qui permet d’agir sur la société mais de façon amplifiée, démultipliée. Des aspects comme l’anonymat, ou la dénonciation, en ligne, posent des questions. Et cela appelle déjà une comparaison avec la vie réelle.
Justement, est-ce qu’avec le numérique, en passant dans le "virtuel", on aurait oublié les règles qui régissent notre vie réelle ?
Il est certain que l’outil Web change notre rapport au monde. Comme le disait le philosophe Gilbert Simondon, "toutes les technologies sont des médiations". Et le numérique ne fait pas exception. Il fait partie de notre milieu. Il s’inscrit dans la constitution de l’individu. Et cela produit un nouveau rapport au monde. Mais on n’a pas oublié les règles, il faut simplement être attentifs à l’éthique des nouveaux usages, et à la démultiplication.
Qui est concerné par la question ? Est-ce que ce sont l’entreprise créatrice d’outils du numérique, l’entreprise utilisatrice, les internautes ?
Il y a des personnes qui sont particulièrement à même de s’y intéresser au sein des entreprises en général. Les équipes de web designers, par exemple, peuvent intégrer ces réflexions. Par ailleurs de la même façon que l’on parle de privacy by design -qui est même intégré dans le règlement européen sur la protection des données personnelles- on parle aussi de plus en plus d’éthique by design. C’est de l’éthique appliquée qui induit une sensibilsation des ingénieurs, de nouvelles approches de conception… Beaucoup d’entreprises qui naissent aujourd’hui avec le numérique, des startups, mettent déjà en œuvre la privacy by design, et l’éthique by design. C’est le cas Rand Hindi, par exemple, avec sa start-up Snips qui s’appuie principalement sur l’intelligence artificielle (ndlr, la jeune pousse travaille sur des applications "context aware", et Rand Hindi veut, entre autres, éviter que la multitude d’objets ne harcèlent leurs utilisateurs de demandes d’informations). Avant la privacy by design, il y a eu la safety by design associée aux questions de développement durable, dès les années 70. C’est intéressant de comparer ces approches, parce que celle de la safety by design s’est insérée dans des normes. Certains acteurs n’ont pas eu d’autre choix que de s’y soumettre.
L’éthique by design, elle, suppose d’anticiper les usages et la façon dont tels ou tels outils vont adapter les pratiques. Et bien sûr quelles questions éthiques cela va engendrer. La professeure américaine Stephanie Moore de l’University of Virginia y a consacré un ouvrage complet. Elle note que l’on peut chiffrer les actions non éthiques, on peut se rendre compte des pertes générée par une absence de prise en compte du sujet, chez les sous-traitants, dans la sécurité publique… La conséquence, c’est que l’on a intérêt à anticiper le plus en amont possible les questions d’éthiques pour éviter ces pertes.
Vous évoquiez le rôle que peuvent, ou doivent, jouer les designers du numérique dans la mise en œuvre d’une éthique du domaine. Pouvez-vous nous expliquer comment ?
De plus en plus, on rencontre des designers d’interaction. Ils anticipent les usages des outils du numérique et ont pour rôle de faciliter cette interaction entre l’usager et le service ou le produit. Leur mission éthique, dès le début de la conception, cible la relation entre l’homme et l’outil électronique. Et il s’agit essentiellement de questions de choix : à quel moment laisser l’utilisateur prendre la main sur l’app, jusqu’où lui laisser la liberté de paramétrage sans rendre le produit ergonomiquement inutilisable… Mais c’est encore une fonction rare. A l’occasion d’une conférence sur ces thèmes, un designer d’interaction de la R&D d’une grande entreprise expliquait qu’ils n’étaient que 2 à l’exercer sur quelque 1300 ingénieurs !
Reste qu’anticiper les usages du numérique est de plus en plus complexe. Au début de Twitter, par exemple, il aurait été impossible d’imaginer qu’il allait devenir cet outil d’influence qu’il est aujourd’hui et qui posent de nombreuses questions d’éthique. Quelles seraient les méthodes pour y arriver?
Oui, il faut aussi des architectures souples, suffisamment pour agir rétroactivement sur les usages et sur la conception. Il faut vraiment explorer les limites des nouveaux outils, nouveaux services.
De plus, comme vous l’évoquiez, toute technologie peut induire de « bons » comme de « mauvais » usages Comment décider où doit se placer la limite ?
L’éthique est une question complexe. On ne peut pas simplement dire que toutes les technologies sont éthiques. Les technologies du numérique, comme les réseaux sociaux par exemple, sont le reflet de la société. Elles entrainent aussi de mauvais usages, des abus, de l’endoctrinement… Ce sont les mêmes comportements que dans la vie, mais amplifiés. On peut mettre en place des règles de sécurité. On peut définir des mots clés à repérer dans les conversations publiques. Evidemment, on peut aussi le faire dans des conversations privées, et cela pose de nouvelles questions d’éthique. Il est nécessaire de procéder en permanence à un équilibrage.
Et qui décide de ce qui est éthique ou non ? L’entreprise, la société ?
L’Etat ne pourra qu’agir a posteriori. Quant aux entreprises qui vont mettre en œuvre des services numériques, cela passera par le privacy by design. Evidemment, les Gafa ont été les pionniers et ils ont imposé leurs propres règles. Ils référencent et stockent les informations des internautes pour leur donner du contenu plus pertinent. C’est une façon de payer et on a été habitué à cet échange qui est devenu une norme de fait. Mais il faut y mettre des limites. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment l’Europe essaie de le faire.
L’éthique associée à la récolte de données privées, à leur stockage et à leur traitement par les acteurs du numérique est importante, mais elle est plutôt bien comprise. Ce n’est pas forcément le cas du fait que les algorithmes de ces entreprises croisent ces mêmes données au point d’avoir une connaissance très précise de la vie des internautes.
Est-ce que la question éthique essentielle n’est pas là ? A la fois dans le fait que ces acteurs s’immiscent dans la vie privée des internautes et dans le fait que ceux-ci ne savent jusqu'à quel point. Ne faut-il pas une vision plus globale ? Et n’est-il pas trop tard pour y mettre des limites ?
Il est certain que cela nécessiterait une révision de l’architecture de ces plates-formes, du système… Mais c’est beaucoup plus compliqué pour ces grandes entreprises installées que pour des startups. Il faudrait des expérimentations, des phases… On peut pratiquer de façon isolée sur de petites choses. Mais de façon globale, c’est très complexe. Il y a cependant déjà des études de cas d’éthique by design. Le Cigref dispose d’un cercle intelligence artificielle. Et lors d’une réunion, le directeur juridique d’Aldebaran expliquait être un fervent défenseur de l’éthique by design. Pour lui, c’est particulièrement important pour une entreprise qui construit des robots. Ce sont des machines qui vont servir à l’interaction, des êtres relationnels, "affectionnels". Et il faut rassurer les gens sur ce qu’ils sont sans quoi personne n’en voudra. L’IA, les objets connectés, le big data, beaucoup d’innovations posent de nouvelles questions d’éthiques.
Benoît Thieulin, président du CNNum de 2013 à 2016, évoque régulièrement l’idée d’une agence d’évaluation des plates-formes constituée d’ingénieurs capables de réaliser une rétro-ingénierie d’algorithmes et d’API de ces dernières. Est-ce que cela pourrait être un outil d’accompagnement vers une éthique du numérique ?
Il faudrait effectivement rendre compréhensible la façon dont fonctionnent les algorithmes. Mais je ne sais pas par quelle mise en œuvre. Certaines entreprises du Cigref, comme La Poste ou Les Mousquetaires, travaillent avec la Fing sur le projet MesInfos. L’idée : mettre à disposition des individus les informations qui les concernent. Mais cela ne concerne que les informations collectées directement, pas leur corrélation. Il y a encore des zones d’ombre énormes. Par exemple, sur les process d’anonymisation et leur encadrement.
Le Cigref a depuis un an un groupe de travail sur l’économie des données personnelles. C'est à dire sur le meilleur moyen d’avoir un business éthique à l’heure du numérique. On y parle respect de la loi, encouragement en amont de pratiques éthiques -autour du croisement des big data, par exemple-. Il y a deux ans, le big data c’était encore beaucoup d’expérimentations. Aujourd’hui, les grandes entreprises savent qu’elles ont toujours plus de datas stockées et cherchent à en croiser le plus possible pour les valoriser. Et dans la pratique, cela sert déjà à catégoriser les clients.
Et avec l’IA, les questions qui se posent sont encore plus lourdes. Ce sont celles du machine learning, du niveau de contrôle de l’homme sur la machine... Google assure que la décision finale restera toujours à l’humain. Mais de plus en plus, les algorithmes donnent les grandes lignes prévisionnelles de fonctionnement des systèmes. Et tous les systèmes de fonctionnement deviennent progressivement autonomes, pourquoi perdrait-on du temps à embaucher des personnes pour les contrôler ? Jusqu’où le véhicule autonome est-il autonome ? Le numérique va beaucoup plus vite que la loi. Quand tout cela va arriver, il faudra pourtant être prêt. Et la question centrale, c’est quelle société voulons-nous ?
SUR LE MÊME SUJET
1Commentaire
Réagir