Toute entreprise doit avoir une dimension culturelle et esthétique
Les nouvelles technologies changent la manière d'agir des entreprises. Pas toujours comme on l'attend.
Pour Philippe Lukacs, professeur de management de l'innovation à l'Ecole Centrale de Paris et fondateur de l'agence de conseil Catalyser, les entreprises doivent développer une dimension éthique et esthétique pour répondre à l'accélération des nouvelles technologies.
Dans cette tribune, il explique pourquoi les responsables d'entreprises ont intérêt à se convertir à ce nouveau paradigme managérial.
25 dirigeants de grandes entreprises ont publié, dans Le Monde du 1er juillet 2015, un texte où ils écrivent que "les entreprises à grande performance économique sont celles qui marient le technologique et le culturel, la perfection technique et l’esthétique". Suite au développement de la technologie, toute entreprise a en effet, pour de multiples raisons, intérêt à avoir une dimension esthétique et culturelle dans toutes ses dimensions : sa stratégie, la définition de ses produits, ses modes de production et de distribution, son mode de management...
L’éthique est maintenant nécessaire pour une stratégie pertinente et dynamisante. L’esthétique en est le premier pas.
Du fait de l’accélération du développement des technologies, nous sommes maintenant dans un environnement économique où l’offre potentielle précède la demande : l’innovation est devenue l’enjeu central, dans un mouvement où l’offre est "créatrice". Elle crée la demande. De ce fait, il n’est plus possible de guider l’entreprise selon un critère qui lui est externe.
d'une Ethique de l'innovation
C’est en elle-même que l’entreprise doit dégager une vision stable et dynamisante qui guidera ses actions pour créer la demande, c'est-à-dire le marché, elle crée le futur. Sa responsabilité n’est plus seulement de respecter des lois ou des règles externes mais d’avoir en elle la volonté d’innover afin de contribuer à un futur collectif souhaitable.
Pour que les responsables d’entreprises affermissent leur éthique et imaginent des innovations qui ont un sens pour un futur souhaitable, il leur faut par construction dépasser le cadre du "business" classique. Souvenons-nous que "business", au sens strict, pourrait se traduire par : l’état d’être "busy", affairé. Or, le mouvement pour le mouvement ne crée pas de sens, ne permet pas de construire une éthique.
Dialoguer avec les artistes
Pour développer une vision ayant du sens, les responsables d’entreprises gagnent à dialoguer avec des personnes qui sont guidées par une éthique : des artistes et des personnes du monde de la culture.
Et dégager une vision faisant clairement apparaître en quoi l’innovation va contribuer à un futur souhaitable est de nature à enthousiasmer les parties prenantes, à donner une toute autre dynamique à l’action.
Donner une dimension esthétique et culturelle aux produits, à la façon de les produire et de les distribuer, devient un enjeu majeur d’un futur souhaitable.
Plus la technologie est puissante, plus nous sommes tentés de ne voir la réalité qu’à travers ce que la technologie traite, et donc de ne voir la réalité qu’à travers ce qui est mesurable, chiffrable. Par ailleurs, plus la technologie se développe, plus elle favorise l’accélération, et plus nous sommes tentés d’agir dans un temps et pour un temps de plus en plus court. La pente "naturelle" dans laquelle le développement de la technologie nous entraîne, si nous n’y prenons garde, est ainsi un rétrécissement de la sensibilité, un écrasement du temps, une survalorisation de l’émotion instantanée sur la réflexion progressive.
de l'usage réfléchi des technologies
Le développement de la technologie étant exponentiel, il devient donc de plus en plus nécessaire de contrebalancer activement cette pente "naturelle" qui est "décivilisatrice". Il devient de plus en plus important que les entreprises cherchent consciemment à utiliser la technologie pour que leurs produits/services, la façon de les produire, la façon de les distribuer, favorisent la sensibilité à ce qui est au delà des chiffres et du mesurable, à l’esthétique, à la culture, de même qu’à la sensibilité à l’épaisseur du temps.
Faire en sorte que les produits de l’entreprise soient beaux, élèvent leurs utilisateurs, devient de plus en plus un facteur de succès. Rappelons-nous que l’impact du Mac n’a pas tenu à des performances technologiques particulières, ni même à la facilité de l’usage, mais à l’élégance du design.
un management d'alliances
Pour innover avec succès, il importe de manager autrement. L’art et la culture sont des appuis puissants à ce nouveau management.
Dans l’environnement économique auquel nous étions habitués, il était possible de prévoir la demande avec une relative précision : les managers avançaient après avoir réduit le risque. Dans ce contexte, leur rôle était d’ajuster, d’optimiser.
Maintenant, puisque l’innovation crée la demande, prévoir celle-ci devient incomparablement plus difficile : les managers doivent avancer malgré un risque irréductible. Il ne leur suffit donc plus d’ajuster, il leur faut dynamiser : les enjeux du management sont ainsi tout autre. Les moyens d’actions et les critères de décisions doivent être autres.
Dans l’environnement classique, le mode de relation sur lequel les managers s’appuyaient étaient des relations d’échange, avec les collaborateurs, les fournisseurs, les clients. Une relation d’échange nécessite que les termes de l’échange soient bien définis et équilibrés. Dans un monde stable et prévisible, où l’enjeu managérial était d’ajuster, s’appuyer sur un tel mode de relation était cohérent.
Mais maintenant que l’environnement économique est devenu structurellement imprévisible, cela n’est plus possible, car il devient impossible de définir avec précision les termes de l’échange, de garantir l’équilibre ; et de toutes façons l’enjeu n’est plus d’ajuster mais de pouvoir créer des dynamiques. Il importe que les managers soient capables de créer des alliances, c’est à dire des relations entre des personnes et entre des groupes où une finalité commune est partagée et où l’énergie est mise en commun.
Sortir du cadre par l'imagination
Dans l’environnement classique dont l’enjeu était d’ajuster au mieux, la bonne décision était celle qui maximisait la différence entre le résultat et le coût. Elle était obtenue suite à un raisonnement logique.
Mais maintenant qu’il faut avancer malgré l’incertitude, qu’il faut dynamiser, la bonne solution est celle qui permet d’atteindre un maximum de résultats différents et qui crée un maximum d’effets leviers. Ce type de solutions qui concentrent en elles de multiples potentiels ne s’obtient pas uniquement par la raison mais aussi, voire surtout, par l’imagination.
On le voit, il importe maintenant que les managers puissent sortir du cadre étroit de l’échange comptable et de la raison. Il importe qu’ils puissent identifier le cœur de ce à quoi, en tant qu’hommes et femmes, ils tiennent et sachent comprendre celui de leurs partenaires. Et il importe qu’ils sachent utiliser tous les potentiels qui sont en eux, leur raison mais aussi leur imagination.
Or la spécificité de l’art et de la culture, c’est très précisément de travailler ce qu’il en est des relations, avec nous-même, les autres, le monde, de le faire selon un registre qui touche chacun dans sa sensibilité la plus profonde et de le faire de façon imaginative. Dialoguer avec des artistes et des personnes de la culture permet aux responsables d’entreprise de progresser vers un mode de management non seulement plus dynamisant mais aussi plus épanouissant, pour eux et pour les autres.
Philippe Lukacs, professeur de management de l'innovation à l'Ecole Centrale de Paris
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