Les éditeurs de presse peuvent-ils réellement survivre sans Google ?

Le législateur européen espérait apaiser les tensions entre Google et les éditeurs de presse. C'est complètement raté. Pour ne pas payer une redevance, la firme américaine va modifier l'affichage des actualités sur son moteur de recherche en France. Comment le géant de la tech justifie-t-il sa décision ? Les éditeurs de presse pourront-ils faire plier Google ? 

 

Partager
Les éditeurs de presse peuvent-ils réellement survivre sans Google ?
Les éditeurs de presse ont-ils vraiment le choix ?

Le ton est donné. "Rémunérer les éditeurs de presse rentrerait en contradiction avec la philosophie du moteur de recherche", a déclaré Benoit Tabaka, directeur des relations institutionnelles au sein de Google France au micro de Radio Classique le 3 octobre dernier. Le 25 septembre 2019, la firme américaine a annoncé qu'elle allait modifier l'affichage des actualités sur son moteur de recherche pour répondre à une loi française qui entrera en vigueur le 24 octobre 2019. Ce texte vient transposer une partie de la Directive sur le droit d'auteur du 26 mars 2019 qui concerne le droit voisin des éditeurs de presse. Les initiateurs du texte estimaient que le précédent système provoquait "un préjudice patrimonial considérable aux agences de presse et à leurs auteurs".

Google est resté dans le champ des exceptions

La France a été le premier pays à mettre les pieds dans le plat et à transposer dans son arsenal législatif l'article 15 du texte européen. Il reconnaît aux éditeurs et aux agences de presse un nouveau droit qui leur permettra d'être rémunérés quand il y a des reprises totales ou partielles de leurs contenus par les agrégateurs d'informations comme Google ou Facebook. Ce droit sera valable deux ans après la publication de l'article de presse.

Google a donc trouvé la parade : arrêter tout simplement d'afficher des extraits d'articles ou de vidéos (photo ci-dessous). Techniquement, la firme de Mountain View reste dans le champ des exceptions explicitement prévues par la loi française : les actes d'hyperliens et l'utilisation de "mots isolés" ou de très courts extraits d'une publication de presse à condition qu'ils ne permettent pas de se substituer au texte. Conséquence de quoi, les contenus vont être référencés à minima.

Les autorités françaises montent au créneau

Immédiatement, les autorités françaises ont réagi pour manifester leur mécontentement. Selon le site Nextinpact, le 1er octobre 2019, lors des questions au gouvernement, le Premier ministre Edouard Philippe a été invité à se pencher sur cette question. "La société Google a lancé la semaine dernière un nouvel outil de publication pour les éditeurs. Or cet outil a été configuré de telle sorte qu'il ne donne lieu à aucune rémunération des éditeurs et des agences de presse", rétorque-t-il avant de lancer : "cette position n'est pas acceptable ! " Pourtant, "Google ne fait qu'appliquer la loi telle qu'elle est", estime Audrey Lebois, maître de conférences en droit privé spécialisée dans la propriété intellectuelle à l'Université de Nantes.

Peser collectivement face à Google

Mais alors où se situe le couac ? "Le législateur européen pensait qu'en adoptant une directive communautaire donc une législation qui s'applique dans l'ensemble de l'Union européenne, cela allait permettre aux éditeurs d'être en position de force pour négocier avec Google", raconte la juriste. Les institutions européennes pensaient bien faire et ainsi éviter les précédents espagnol et allemand qui se sont révélés catastrophiques. En octobre 2014, l'Espagne a voté une loi pour faire payer les services en ligne pour le simple fait de reprendre des extraits de titres de presse, propriétés d'éditeurs. Google avait immédiatement retiré son service d'actualité. "Comme Google News ne gagne lui-même pas d'argent, cette nouvelle approche n'est pas soutenable", s'était défendu Richard Gingras. Et une étude menée en juillet 2015 annonçait déjà des résultats catastrophiques : les petits éditeurs de presse avaient perdu jusqu'à 14 % de leur trafic. L'histoire allemande est sensiblement la même.

Les Etats membres ont jusqu'au 7 juin 2021 pour transposer la directive sur le droit d'auteur. Or, la France n'a pas attendu ses 27 confrères. Conséquence de quoi, il est assez difficile de constituer une "armée" de dissidents face à Google. Or en son absence, il sera presque impossible de négocier voire de faire plier le géant du numérique. "Peut-être et je dis bien peut-être que si tous les Etats membres avaient décidé de transposer ensemble au même moment il y aurait eu un rapport de force différent", imagine Audrey Lebois. "Mais ce n'est même pas sûre... et je pense que Google peut lui se passer de tout ça".

Google News élargit l'audience des éditeurs de presse

Mais les éditeurs de presse ont-ils vraiment le choix ? Peuvent-ils continuer de vivre sans être référencés par Google ? Quelques jours avant l'adoption de la Directive, 300 dirigeants de journaux européens avaient signé une tribune, publiée dans le Journal du Dimanche, dans laquelle on pouvait lire : "L'adoption de cette directive est une question de vie ou de mort pour les médias et de survie pour beaucoup d'artistes et d'auteurs." Une position parfois difficile à comprendre.

En effet, selon Benoit Tabaka, en Europe, le géant du numérique est à l'origine "de plus de 8 milliards de visites par mois" sur ces plates-formes, soit "plus de 3000 visites par seconde", selon Richard Gingras, vice-président de Google en charge de Google News pour justifier le strict refus de payer une quelconque somme aux éditeurs. Les éditeurs de presse obtiennent en effet une grande part de leur visibilité grâce à ce service. "Google News crée un trafic hyper important pour les éditeurs de presse", explique la juriste. Elle prend l'exemple de la presse locale. "Quand il y a un référencement Google, la publication locale profite d'une audience nationale qu'elle n'aurait pas eu sans", ajoute-t-elle. Mais alors que faut-il faire pour rétablir un juste équilibre ?

Une instrumentalisation de la propriété intellectuelle

"Les droits voisins pour les éditeurs de presse sont une mauvaise solution à un vrai problème. Nous devons travailler sur une régulation démocratique de la diffusion de la presse en ligne", revendique le Syndicat de la Presse Indépendante d'Information en Ligne (SPILL) dans un communiqué du 1er octobre 2019. Audrey Lebois est du même avis. Elle estime que "le droit d'auteur permettait déjà aux éditeurs de presse d'agir s'ils le souhaitaient car ce droit protège les courts extraits d'œuvres et les titres". Par ailleurs, la propriété intellectuelle ne peut pas servir de "taxe".

"Je pense qu'il y a plus un problème de fiscalité", analyse Audrey Lebois. Concrètement, si les GAFAM "payaient autant d'impôts qu'ils devraient", une partie de l'argent reviendrait indirectement aux éditeurs de presse car l'Etat les subventionne. "Cela pourrait être un cercle vertueux." C'est sur cette voie que s'est engagée l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en mettant en place un groupe de travail afin d'aboutir d'ici la fin de l'année 2019 à une proposition formelle d'accord sur la fiscalité internationale des géants du numérique.

Une loi qui ne va pas bousculer le modèle économique actuel

De son côté, l'économiste Patrick Le Floch porte une réflexion sur le modèle économique en tant que tel. "Que la loi protège les éditeurs de presse est une bonne chose mais va-t-elle vraiment bousculer ce modèle économique ?" Une vision partagée par Audrey Lebois. "C'est peut être aux éditeurs de presse de se remettre en cause. Leur modèle économique ne marche plus". En effet, auparavant, les éditeurs de presse comptaient sur les recettes publicitaires pour maintenir un équilibre global. Mais depuis le contexte a changé. Aujourd'hui, "l'audience qui transite par Google et par les différents opérateurs est une audience qui est faible au regard du trafic global donc la publicité qui transiterait pour aller vers les journaux ne serait pas suffisante pour équilibrer l'ensemble", commente l'économiste.

Les GAFAM interviennent tout au long de la chaîne de la publicité

Par ailleurs, les éditeurs de presse ont perdu énormément de recettes publicitaires. Avant 2011, la vente de display passait par des régies dédiées aux médias ou des régies externes. Aujourd'hui, ce modèle a complètement changé et cela passe par l'achat et la vente de publicité en temps réel grâce aux données du public visé. Conséquence de quoi, les GAFAM ont raflé la mise.

Selon un avis de l'Autorité de la concurrence, en 2018, "la valeur du marché de la publicité sur internet en France est estimée à plus de 4 milliards d’euros en 2017. Internet est, en France et dans le monde, désormais le premier média publicitaire, devant la télévision, avec une croissance soutenue, portée par la généralisation des technologies programmatiques, le développement de la publicité vidéo, et le fort taux d’utilisation des réseaux sociaux, des moteurs de recherche et des plates-formes de partage de vidéos". Or les géants du numérique interviennent tout au long de la chaîne de la publicité en ligne de l'exposition jusqu'à l'éventuel achat. De leur côté, les éditeurs en ligne récoltent beaucoup moins de données et ne peuvent pas promettre une publicité ciblée.

Les autorités concurrentielles comme levier d'action ?

Pour Patrick Le Floch, une des solutions pourrait être d'attaquer Google sur sa position dominante. "Je me demande si ce n'est pas plutôt une action par les autorités concurrentielles qui devrait être conduite", s'interroge-t-il. Une éventualité à condition que les trois critères de qualification de "l'abus de position dominante" soient remplies : l'existence d'une position dominante, une exploitation abusive de cette position et un objet ou un effet restrictif de concurrence sur le marché.

En mars 2019, la Commission européenne a infligé une amende de 1,49 milliard d'euros à Google pour avoir abusé de sa position dominante en matière de publicité en ligne. C'est la troisième sanction de ce type en moins de deux ans. En l'espèce, il s'agissait de la régie publicitaire AdSense qui reprochait au géant du numérique de lui imposer un certain nombre de clauses restrictives dans les contrats passés avec des sites web tiers (détaillants en ligne ou journaux).

Google, un distributeur numérique ?

"Habituellement, quand une entreprise veut distribuer un produit, elle paye un fournisseur. Google peut être compris comme 'un distributeur numérique'. La presse papier finance bien son système de distribution", répond Patrick Le Floch. Il fait référence à la Loi Bichet du 2 avril 1947 qui réglemente la distribution de la presse écrite en France. Cette dernière est d'ailleurs actuellement en pleine refonte pour l'adapter aux conditions du marché.

SUR LE MÊME SUJET

Sujets associés

NEWSLETTER L'Usine Digitale

Nos journalistes sélectionnent pour vous les articles essentiels de votre secteur.

Votre demande d’inscription a bien été prise en compte.

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes...

Votre email est traité par notre titre de presse qui selon le titre appartient, à une des sociétés suivantes du : Groupe Moniteur Nanterre B 403 080 823, IPD Nanterre 490 727 633, Groupe Industrie Service Info (GISI) Nanterre 442 233 417. Cette société ou toutes sociétés du Groupe Infopro Digital pourront l'utiliser afin de vous proposer pour leur compte ou celui de leurs clients, des produits et/ou services utiles à vos activités professionnelles. Pour exercer vos droits, vous y opposer ou pour en savoir plus : Charte des données personnelles.

ARTICLES LES PLUS LUS